pour Giovanni
Qui entame la lecture des Chants de Maldoror — suivant en cela (mais sur une tout autre ligne) les recommandations de l’auteur lui même — souhaite en un premier temps se prémunir, se préserver de toute déconvenue, de toute frustrante surprise, de toute “erreur”, se disant haut et fort qu’il ne s’agit là que d’un parti pris, que du choix délibéré d’un discours excessif, d’un style et d’une allure provocatrice qui n’engagent pas plus loin que les mots, que la rhétorique mise en œuvre et revendiquée comme telle… Et, ainsi conforté, l’on commence à entrer dans ce tissu verbal, bien éveillé et déterminé à ne pas se laisser prendre à ses mailles et filets, à ne pas oublier ce qu’est censément le jeu… Mais l’on a à peine dépassé l’invocation initiale (que l’on réfère soigneusement en esprit aux invocations antiques, à l’Enfer de Dante et au romantisme noir…, satisfait de son savoir…) qu’avec l’image de l’âme imbibée comme “le sucre” par “l’eau” l’on tombe déjà littéralement dans le réel… Impression, conviction qu’emportera définitivement la description minutieuse de l’“angle à perte de vue de grues frileuses” triangulant le ciel d’une réalité moins symbolique que simplement réelle et donnée ici parce que telle. Pensant se maintenir sans coup férir dans l’orbe éthéré et sans conséquence du rhétorique pur, notre lecture s’effondre tout de suite sur le réel et ce choc nous met aussitôt à l’épreuve.
Que diable ces grues viennent-elles faire ici ? Elles ne sortent apparemment pas, comme les “étourneaux”, les “stercoraires” et les “pélécaninés” du Chant cinquième, de l’Encyclopédie d’Histoire naturelle du Dr Chenu, chapitre “Oiseaux”. Mais la description qui leur est consacrée est fondée sur le même principe : le décalque le plus minutieux d’une réalité tangible et observable extérieure au texte et à toute littérature et c’est moins sans doute, comme le veut l’un des commentateurs les plus récents de ce passage (J.-L. Steinmetz), pour souligner “l’importance pour Ducasse de la parole exacte de la science” que pour nous affronter brutalement, sans raison, au réel. Certes il y a un sens allégorique possible, préparé par la personnification, l’humanisation plutôt, de la grue la plus ancienne et qui décide pour tout le groupe de la direction à adopter, car à la fin de ce paragraphe-prologue l’auteur compare le changement de cap décidé par la grue qui conduit sa troupe à celui que devrait accomplir le lecteur timide ou susceptible d’être incommodé par l’orientation morale de l’œuvre.
Et le piège a fonctionné : le lecteur, intrigué et étonné, se demandant où on le mène, a lu jusqu’au bout du paragraphe et il s’est laissé prendre à l’angle étrange dessiné par les “grues frileuses”, se demandant désormais ce que signifie ce triangle dont le troisième côté reste absent (j’ai lu quelques beaux délires critiques sur cette inoubliable figure qui n’en est sans doute pas une mais la retranscription seule de la réalité)… Bref, celui qui voulait se prémunir de la rhétorique grâce à sa propre conscience rhétorique vient de chuter hors et il est perdu, commotionné, impressionné et compromis également, tout de suite invité, “ô monstre”, à se “renvers[er] de ventre, pareil à un requin” et à associer “les deux trous informes de [son] museau hideux” à un reniflement sanglant…
Toutefois, rassurons-nous, le narrateur semble bien venir au secours du lecteur : des indices textuels multiples comme ses interventions (ironiques et souvent démystificatrices), comme le choix de termes et de tournures légèrement discordants ou décalés (le “chemin philosophique” élu par la grue la plus sage ; “la paix des agréables cieux”, inversion équivoque…), rappellent qu’il s’agit bien de mots, de jeux de mots, que le lecteur joue avec le narrateur, l’auteur et le personnage des jeux de langage. Quand le lecteur croit être dans un régime de pure rhétorique, de jeu sans adhérence, des incongruités que rien ne prépare ni ne justifie le font tomber dans le réel. Quand il se démène quelques instants de trop en ce bourbier nouveau, imprévu, des perches rhétoriques et ironiques viennent comme l’arracher à son marécageux dilemme.
À notre sens, le Système-Maldoror (que parfait la vraie fausse palinodie des Poésies) fonctionne comme une farce ontologique. L’auteur, tout en prévenant benoîtement qu’il ne faudrait pas le prendre trop au sérieux, monte une horlogerie rhétorique, immorale-monstrueuse et sadienne ou hyper-morale genre prêchi-prêcha, selon le réglage privilégié à un moment ou à un autre. Mais des décrochages inattendus, des coups de gong ou de boutoir font sans cesse sombrer cette apparente machinerie (cette machination) dans ce qui indéniablement est, “ek-siste”, dans l’étant manifestant l’être, et ce monde réel apparaît en même temps comme une inconcevable farcissure d’étants (objets, êtres, dimensions, situations), déréglés ou soumis à des règles vouées à éternellement nous échapper (comme le triangle des grues, le tourbillon des étourneaux ou les fantaisies sinistres des maelströms, des ouragans, de tous les prédateurs et de toutes les vermines). De constants retours (recours) au texte, à la seule réalité comme à la seule vérité textuelles, tentent toutefois de corriger cette redoutable impression incessamment reprise, remise au jour. La farce, ici, est le fruit des jeux de langage dont la magnifique fécondité est déjà une farcissure hétéroclite et complexe. Mais ladite farce a aussi, faisant chuter dans l’étant, une visée ontologique et elle nous révèle “l’être” aussi farci et farcesque que la rhétorique et le langage en leurs jeux... Entre les deux faces de la farce, farcissure inquiétante et grotesque, dérision cruelle et destructrice, commotion sidérante et dénégation, il faudrait à chaque fois tenter de retenir la moindre et l’auteur-narrateur, en trop exact pervers textuel, ne cesse de nous ballotter, nous vouant à l’ivresse d’une oscillation sans but ni butée.