vendredi 28 septembre 2007

VITRES, VITRINES & REFLETS







Et il y a écho ou rime lointaine -- avec au bout du monde,
la contrefaçon chinoise devenue "SINCERE"



dimanche 23 septembre 2007

COMMENTAIRE DU "BANQUET" DE PLATON (3)


L'Eros "céleste" unissant Héraclès et Iolaus



Les deux Éros (Discours de Pausanias, 180c-185c)
Pausanias, lui, se veut le défenseur d’une aristocratie plus contemporaine et le mieux insérée possible dans la mentalité de la cité athénienne. On peut voir aussi en son propos une sorte de plaidoyer pro domo. En effet il forme avec Agathon ce que l’on appellerait de nos jours un « couple gay » et ce lien prolongé par deux hommes qui s’aiment au-delà des limites temporelles civilement admises (Agathon atteint la trentaine et Pausanias a à peu près quarante-cinq ans) pose tout de même un petit problème à Athènes en cette fin du Ve siècle. C’est pourquoi il distingue d’emblée deux types d’Aphrodite et donc deux types d’Éros. L’un est dit « céleste », l’autre « vulgaire ». En fait, en amour comme en de multiples autres actions, c’est « la façon d’accomplir cette action » qui est belle ou honteuse, estimable ou méprisable. L’Éros et l’Aphrodite « vulgaires » s’intéressent autant aux hommes qu’aux femmes et « opèrent à l’aventure », en quête d’une satisfaction immédiate, voire bâclée, sans souci de relation durable et approfondie. Promiscuité et papillonnage sont les moteurs de ce désir inconstant et qui ignore sa vraie nature. Par contre, l’Aphrodite et l’Éros dits « célestes » ne participent que du mâle et chaperonnent donc un amour exclusivement homosexuel. Mais, pour aimer les jeunes garçons, selon cette belle et divine manière, il faut attendre que ces derniers aient atteint « le temps où la barbe pousse », c’est-à-dire en plus de celle du corps, la puberté de l’âme (ce qui, là encore, va contre le préjugé le plus répandu à l’époque et qui veut qu’un garçon dont le poil apparaît ne soit plus aimable). Et l’amant s’adresse autant à l’esprit qui s’affermit qu’à la grâce physique car il vise une relation à long terme où il intervient en mentor puis en compagnon fidèle et aimant, peut-être même « toute la vie » (tout comme Pausanias partage son existence avec Agathon). La relation entre amant et aimé n’a plus aucune finalité liée à l’honneur guerrier, mais elle tend à une forme d’excellence et d’harmonie où les plus hautes valeurs morales et intellectuelles sont recherchées, respectées et développées dans le cadre d’une honorabilité à la fois personnelle et civile. Le discrédit qui porte souvent sur l’amour des jeunes garçons est dû au fait que trop d’amants « vulgaires » ne s’attachent aux adolescents en fleur que pour le plaisir du moment, les laissant tomber alors même que leur esprit s’affirme. Pausanias en profite pour tracer un tableau socio-politique de l’homosexualité en Grèce et même au-delà. Chez les Barbares et chez les peuples qui ont adopté leurs vues, la chose est honteuse et Pausanias veut penser que c’est chez eux comme sous les régimes tyranniques : l’indépendance d’esprit, le goût du savoir, la culture du corps et le sens de l’honneur qu’inculque ce type de relations — quand il vise l’excellence — ne plaisent pas aux tyrans car ces valeurs mettent leur pouvoir en péril (l’exemple classique en la matière est celui d’Harmodios et d’Aristogiton, aimé et amant, assassins d’Hipparque, frère du tyran Hippias). Chez les Grecs dont la mentalité n’a pas été altérée par les sophistes, l’homosexualité, entendue comme tradition quasi initiatique, est honorée. À Athènes, « la règle établie est beaucoup plus belle », mais elle est compliquée. D’une part, l’on apprécie que les relations de ce genre ne soient pas secrètes et qu’elles concernent les jeunes gens des meilleures familles, « fussent-ils moins beaux que d’autres ». L’on encourage les conquêtes amoureuses des amants et l’on a également beaucoup d’indulgence pour les folies que commettent les amoureux éplorés, éconduits, frustrés ou trompés. Pourtant les pères de famille et parfois les propres camarades des jeunes garçons veillent à ce que les amants potentiels qui rôdent autour des palestres ne puissent arriver à leurs fins : les pédagogues ont de sévères consignes et l’on soumet les adolescents à une stricte surveillance. C’est, dit Pausanias, que les amants « vulgaires » sont plus nombreux que les autres et ils risquent de corrompre les jeunes gens par des promesses fallacieuses voire dégradantes, en leur faisant des cadeaux ou en leur promettant un appui à une carrière future. Si les garçons se donnent pour obtenir quelque avantage matériel, ils s’amoindrissent et se ravalent eux-mêmes et il faut opposer à ces médiocres intérêts, le désir de s’améliorer, « l’aspiration au savoir et à toute autre vertu » que l’amant inspiré par l’Éros « céleste » sera en mesure de satisfaire et de développer chez son aimé. Pour que la relation homosexuelle entre un amant et un jeune garçon échappe à l’inculpation morale et au soupçon, il faut réunir, en une seule règle solide, ledit amour — qui reste un amour plénier et entier, du côté de l’amant du moins — à la recherche en commun, grâce à un échange réciproque de services rendus en toute justice, de l’excellence. Il y va nécessairement de l’intelligence et de la vertu, d’une relation éducative qui veille au progrès moral et à l’accroissement du savoir. « Ainsi donc il est beau en toutes circonstances de céder pour atteindre à la vertu. » Pausanias compte dépasser la réticence sensible en la cité telle qu’à l’époque, elle existe, par un redoublement d’aristocratie : à celle de la naissance qui prédispose au sens de l’honneur, il ajoute celle qui est caractérisée par l’aspiration aux plus hautes valeurs intellectuelles et morales. Ce faisant, il pense fortement à son propre cas, à sa relation avec Agathon qu’il idéalise, et sa vision idéale prépare celle que développera Diotime à la fin du discours de Socrate. Pausanias toutefois n’élève pas jusqu’à la contemplation mystique, il reste, à sa façon, dans les bornes des lois de la cité qu’il souhaite voir portées à leur plus haute et belle expression.

Le hoquet du comique (Aristophane passe son tour, 185c-185e)
Au moment de s’exprimer, Aristophane, peut-être parce qu’il a trop mangé ou trop bu, goulûment, est pris d’un hoquet incoercible. Érixymaque, le médecin, lui donne plusieurs conseils de praticien pour faire passer ce soubresaut intempestif et disgracieux. Cet épisode comique fondé sur l’intrusion du bas corporel dans une ambiance hautement intellectuelle est là pour rapporter la personnalité du grand auteur satirique à sa dimension habituelle, celle d’une vision de la vie où le corps parle, signifie et décide autant que le logos porté par la voix. D’ailleurs le discours d’Aristophane, avec son mythe de l’androgyne, nous rappellera tout à l’heure quelle est la puissance de la chair incarnée en une forme d’abord physique. En attendant, il laisse son tour de parole à Érixymaque.

samedi 22 septembre 2007

LE LIVRE ET LE DÉSERT



"Écrire un poème est chaque fois réapprendre à parler."
Lorand Gaspar Journal de Patmos

/ le livre ouvert dans le sable / la belle édition Gallimard numérotée / Lorand Gaspar / Sol absolu / poèmes / n° 1738 / 1972 / le vent en tourne les feuillets / ils s'emplissent d'une poussière sableuse / grain après grain dans le pli des pages / mystère concret de l'Un-multiple / je n'aime pas le sable / il s'immisce partout / dans tous les interstices du corps / viol / il dévoie le rôle protecteur de l'épiderme à des fins brûlantes /
/ le livre respire / soupire / poumon noirci d'encre / … et Dieu pétrit longuement la pâte à papier, souffla dessus / … alors se leva d'entre les Sephiroth, l'Adam-Kadmon / l'Homme écrit de part en part dont Il s'était réservé la lecture / … alors Il lança les lettres sur toutes choses et sur tous les êtres vivants, et les lettres les prirent dans leurs rets, leur donnant souffle et vie /
/ mystère de l'inscription / le poète inscrit le désert sur la page, l'appelle au souffle, à la vie, au sens / le livre est matrice / lieu propre / "sol absolu" / ramassant l'épars / l'appelant à une unité organique : celle de la page écrite, puis des feuillets reliés / hors-livre le désert n'a pas de lieu /

/ les lettres seules mènent à la voix ce silence qu'il demeure / mystère de la nomination / la parole, l'italique / désert, corps parlant-parlé, traversé par la parole / je ne peux pas lire le livre de Lorand Gaspar / impossible de conduire la course linéaire de mon regard de la première à la dernière page, dans l'ordre conventionnel des signes / (c'est vrai de tous les recueils de poèmes, dira-t-on, mais ici il y a plus) / nécessité de passer par la voix, par le dire / psalmodie / manducation du texte / le désert m'incorpore / il transite par mon souffle, ma capacité thoracique, mon rythme cardiaque / il n' y a pas à interpréter, mais à animer / à réactiver par l'élocution : comme le Coran modulé par le muezzin / l'incarnation de la Parole comme mystère /
/ pulpe exquise du corps livresque / la note la plus haute / tenue / autour, la gangue / la fondamentale — en mineur — qui rend possible l'envol de la voix /

/ Livre du Désert / encyclopédie / tentatives cycliques pour épuiser les ressources physiques, historiques, emblématiques du désert / sur le mode de l'égrènement, une poignée de sable qui fuit entre les ongles / désert botanique / désert géologique / désert biblique / désert entomologique / désert mystique / désert bédouin / désert érotique / désert désertique / le plus-que-désert : l'abondance /
/ dispersion des signes au flanc des pages / comme au flanc des roches gravées par l'érosion ou par des civilisations inconnues / textes dans le tissu du livre / l'inscription d'un corps pluriel / écrin de la voix / traces lisibles / audibles /

/ Livre de l'Errance / errance sur place du mystique aspiré par la rotation effrénée du moyeu tourbillonnant au centre évidé de lui-même : Dieu-Néant / errance physique du bédouin / installation précaire dans la sécheresse et le dénuement / errance souveraine du désir / caresser les hanches des montagnes / creuser de failles claires les pierres soyeuses comme plume pour y loger un sexe grave et heureux / appel au sable, à son interminable effritement, à son grignotement de soif / errance solaire / embraser — embrasser — la pierre dénudée jusqu'en son retrait absolu / altérité définitive du corps désirable / absence comblée / perte rédimante /

/ livre fermé / enseveli / nulle trace / nul corps si ce n'est celui-ci, douteux / nulle voix si ce n'est celle-ci qui s'essaie à parler / le grain de la voix : quartz volatile de ma parole /

"L'« animal doué de langage » d'Aristote n'a jamais été pensé, dans son ontologie, jusqu'au livre, ni interrogé sur le statut de son rapport religieux au livre."
Emmanuel Lévinas L'Au-delà du verset

vendredi 21 septembre 2007

SCÈNES EN RÊVE, SCÈNES EN MOTS (4)



A l'enseigne de la Grande Ourse peut faire halte le pèlerin, le passant hanté par la poignance polaire. Le contrecœur d'un foyer ardent lui souffle au visage l'ardeur et comme la braise de l'autre visage, éclat lucide et cru de l'œil d'outre-chair. Demain il montera dans la barque du Soleil — ou dans l'humble patache des pestiférés. Mais à l'entrée du Pont étroit il verra son Ange. Il se ménage une fois encore le sommeil du voyageur, rempli de pas légers, comme dansés ou comme enlevés par l'essor d'une certitude candide ; l'obstination secrète de l'aiguille aimantée désignant le but et le chemin du retour.

SCÈNES EN RÊVE, SCÈNES EN MOTS (3)




Minotaure, tu ne fus sans doute d'abord qu'un beau garçon au sexe plus aigu et plus alerte que corne bovine. Et si tu sais nous revenir, ô toi l'immolé-vif ! peut-être mesureras-tu ce qu'il convient à l'envergure, au vide entre les pointes ! Tenant le manque à la hauteur de ton visage détourné, assumant le risque de l'offrande entre tes mains serrée, tu rassembles l'élégance et l'élan de la tête encornée sur le corps bondissant de l'éphèbe. Prisonnier sans abri d'un rempart impuissant, qu'enfermes-tu à l'ombre de ces murs savamment rencognés, scellés de la double hache minoenne ?

DEAD FLOWERS (ŒDIPE ET LA DANSE)




à toute la troupe Hannibal en particulier à Hamadi Belhaouïchat et à Hatem Bourial

La mort d'une fleur, c'est, dans l'excès-même de son aérienne effloraison, l'instant où elle se libère enfin telle qu'en elle-même, par delà toute beauté déjà sue, acquiesçant par cet extrême épanouissement qui l'ouvre jusqu'au cœur, à la retombée émolliente de la fanaison. De même la danse, poème du corps, situe sans cesse le danseur au centre de gravité de sa présence à soi et au monde ; ce qui semble, au spectateur par trop intellectuel, un pur jeu formel de figures expressives n'est en fait que la quête passionnée du point d'appui qui, renversant le tout de ce qui est, livrerait au regard du spectateur-voyant, enfin retourné, l'intimité-même du dedans. En ce sens, la danse est toujours danse de vie et de mort ; le danseur mime sa propre naissance comme sa propre fin, et ce mime est émergence de sa beauté, dévoilement pur d'un acquiescement caché…

Une méditation dansée qui prend pour trame le mythe d'Œdipe, ne peut être qu'un questionnement sur l'origine et sur la fin, sur le destin de l'homme. Où commençons-nous ? Nous est-il permis de bien finir ? Et l'entre-deux, qui est la vie ?

Au commencement étaient le mouvement et le rythme : rythme fondamental à deux temps. Diastole/systole : le battement un et divisible du cœur, première cellule rythmique. Avec le petit temps neutre au centre, entre les deux coups vitaux : ce rien qui est peut-être le point d'appui cherché, le suspens libérateur qui retourne… Le chaos n'est donc qu'une fausse origine : il répond déjà à la structure binaire du rythme primordial, déjà il ordonne selon ses figures rigoureuses. Il n'a pas de sens, mais il produit déjà de l'ordre, des règles de composition interne qui orientent et déroutent, en profondeur : chaosmos. Toutefois il échappe encore au temps.

Avec le temps mûrit le bond natal, surgissement noué de l'être — sous la forme du couple initial compliqué de l'enfant. L'enfant égal au père, interchangeables dans leur rapport à la Mère — matrice, fonds où l'être s'effonde. Face à cette irréductible présence, la danse du mâle, père ou fils, fils et père, témoin et amant, essaie de vaincre l'essentielle dépendance ; elle essaie de sortir de son cercle — l'homme restant toujours l'enfant de la femme. Se blesser au tranchant des brisures ; danser à la limite du cassement net de toute assurance, de toute royauté ; danser la virilité triste : les réponses droites fournies à la Sphynx ne sont que leurres pour le profane. Elle l'emporte toujours, finalement, la Déesse-Mère dévoreuse de ses fils autant que leur génitrice. Elle provoque et nourrit le combat et la mort héroïque des protagonistes. Le mythe d'Œdipe est l'une des versions de l'histoire archétypale — primordiale — de celui qui apprend lentement, douloureusement, dans sa chair, l'atrocité de la Mère ; l'histoire de celui qui s'est le plus loin enfoncé dans sa dépendance. Mais, à partir du moment où il sait, où son regard s'est enfin tourné vers la vérité nue du destin, Œdipe, devenant plus que beau, rayonnant, ne veut plus que se crever les yeux, ces yeux qui, retournés, ont enfin vu le dedans et qui ne sauraient plus maintenant tolérer la vision ordinaire — terne et fade — des choses humaines. Se crever les yeux, c'est aussi, peut-être, pour Œdipe tenter de conserver pour toujours et par devers lui la révélation du dedans au cœur de la nuit volontaire de sa cécité. Mais, sans doute, tout est-il déjà éteint, c'est dans l'entre-deux seul qu'il y a vue, "éclaircie", et Œdipe, errant sur les chemins de la Grèce au bras d'Antigone, ne peut que réitérer son désir de mort, travailler à la faire de plus en plus proprement et lumineusement sienne.

D'un spectacle qui lui a révélé la beauté, le spectateur sort aveuglé : il a entrevu par éclats l'intimité de l'être ; nouvel Œdipe, il refuse soudain la veulerie du mouvement ordinaire des corps, trop peu "grave" pour lui, il s'attend encore pendant quelques minutes à une miraculeuse éclosion. Car danser l'Œdipe, ce n'est pas "illustrer", "représenter" une vieille histoire : c'est dans ce qui est en jeu dans le jeu des corps, dans le déploiement sidérant de leur beauté, tourner — de force si nécessaire — le regard du spectateur vers un point nodal, un "infracassable noyau de nuit" qui dévoile toujours, dans le renversement aveuglant qu'il instaure, l'acquiescement du beau au mourir.

(Tunis, mai 1976)

jeudi 20 septembre 2007

LE "GANYMÈDE" DE GOETHE



Quels feux dans le matin
Tout autour de moi,
Printemps, mon bien-aimé !
Avec les mille charmes de l’amour
Se presse en mon cœur
L’émotion sacrée
De ton éternelle fièvre,
Infinie beauté !

Oh ! que je puisse t’étreindre
de ces bras !

Las ! je gis sur ton sein
Languissant,
Et tes fleurs, ton herbe
Se pressent sur mon cœur.
Tu apaises la brûlante
Soif de mon sein,
Aimable brise du matin,
De là-bas le rossignol lance
Vers moi son amoureux appel
Hors du val brumeux.

J’arrive ! j’arrive !
Où donc ? Vers où, hélas ?

Là-haut ! Monter là-haut !
Ils se balancent les nuages
Vers le bas, les nuages
Se penchent vers l’amour plein de désir,
Vers moi, vers moi !
Dans votre giron
Vers le haut,
Embrassant embrassé !
Vers le haut
Contre ton sein
Père tout aimant !

Traduction de Diotimos

mercredi 19 septembre 2007

COMMENTAIRE DU "BANQUET" DE PLATON (2)



Socrate, homme démonique (Arrivée de Socrate et d’Aristodème, 174a-175e)
Dès son apparition, Socrate se révèle peu formaliste, lui qui invite de son propre chef Aristodème à l’accompagner chez Agathon pour le souper. Mais au moment d’entrer, Aristodème qui est un peu en avant s’aperçoit que Socrate ne l’a pas suivi jusqu’à la porte : il est resté en position méditative « sous le porche de la maison des voisins ». Agathon souhaite qu’on le force à venir, Aristodème qui connaît bien ces moments d’extase démonique propre au philosophe refuse qu’on le dérange. D’ailleurs Socrate, ce soir-là, ne fera pas attendre ses hôtes trop longtemps, il entrera avant la fin du repas. Ce trait de comportement et de tempérament n’est pas placé là par hasard, c’est une façon de souligner à quel point Socrate est exceptionnel et étrange, voué à un rythme vital et à des inspirations subites qui échappent à tout autre que lui. En ces moments d’intense méditation, où son rapport au mode ambiant est suspendu, il transcende souverainement, comme en une autre tradition le fakir, corporel et réel pour ouvrir une dimension énigmatique où opère peut‑être le mystère d’une communication surhumaine. D’ailleurs Socrate ne s’en est jamais vraiment expliqué, évoquant seulement la figure de celui qu’il appelle son « démon ». Et l’un des buts du dialogue est de révéler qu’Éros, lui aussi, est un « grand démon ». Au moment de s’installer, au milieu des politesses d’usage, l’on voit tout de même Agathon insister fortement pour que Socrate prenne place à ses côtés sur le lit de banquet afin de profiter, par osmose ou contagion, « du savoir qui [lui] est venu alors qu’[il] se trouvait dans le vestibule ». Socrate ironise sur ce préjugé qui voit le savoir se transmettre comme d’un récipient plein vers un récipient vide et retourne le compliment en se montrant empli à son tour par le talent qui a valu son prix de tragédie au jeune maître de céans. Mais, c’est là un préjugé tenace qui sera repris par Alcibiade en son récit et dont nous trouvons nombre de variantes dans notre monde moderne, et il s’oppose d’avance à la conception que développera Diotime, celle d’une vraie gestation et d’un accouchement à terme des belles et bonnes idées, fruits d’un travail intérieur et d’un mûrissement intime.

On se pose des règles et un thème (Le choix de l’éloquence, 176a-178a)
La plupart des convives qui ont déjà fêté, la veille, avec le chœur et les acteurs, le triomphe d’Agathon sont mal remis de leur excès de boisson. Ils souhaitent, en cette seconde soirée, être nettement plus sobres et le médecin Érixymaque, qui les encourage à la tempérance, leur propose également de remplacer la musique par le discours et d’en profiter pour célébrer un dieu étrangement négligé depuis si longtemps par l’éloquence oratoire et poétique, qui est pourtant « si ancien et si grand », Éros. Phèdre, présent parmi les invités, est l’auteur de cette remarque et Éryximaque le traite en digne « père » de la suggestion qu’il fait et il l’invitera à parler le premier. Tout le monde acquiesce et Socrate souligne au passage que le seul domaine de compétence qu’il veut bien avouer concerne « les sujets qui relèvent d’Éros ». Mais s’agira-t-il encore, quand il s’en mêlera vraiment, lui qui va parler le dernier, d’éloquence et de science, au sens ordinaire ?

Ancienneté et honorabilité d’Éros (Discours de Phèdre, 178a-180b)
Citant Hésiode et Parménide, Phèdre « prouve » la haute antiquité du dieu, né quasiment avec la Terre-Mère « au large sein » comme le plus solide aiguillon de la vitalité génésiaque : ce dieu est un principe universel et d’emblée traité comme tel. Toutefois, pour donner un exemple de ses bienfaits, Phèdre en vient tout de suite à un trait de mœurs daté et circonstancié qui revêt à ses yeux la valeur suprême : « je suis incapable de nommer un bien qui surpasse celui d’avoir dès sa jeunesse un amant de valeur, et pour un amant, d’avoir un aimé de valeur ». Il y a ici aussi un discret hommage au couple que forment Pausanias et Agathon, érigé en modèle. Et ce qui est donné pour la pierre de touche de cet amour est cette recherche de l’honneur qui implique que l’on tende vers tout ce qui peut attirer l’admiration des autres : la contrepartie en est la honte. « Car, pour un amant, il serait plus intolérable d’être vu par son aimé en train de quitter son rang ou de jeter ses armes que de l’être par le reste de la troupe, et il préférerait mourir plusieurs fois plutôt que de faire cela. » Phèdre suggère ainsi l’éminence et l’efficace d’un principe de cohésion, à finalité patriotique, que, par exemple, le « bataillon sacré » de Thèbes, entièrement composé d’amants et d’aimés, mit en pratique. L’amour ainsi entendu incite à mourir pour autrui, comme Alceste consentit à mourir à la place de son époux. Achille est le dernier exemple développé, lui qui « eut l’audace de choisir de faire quelque chose pour Patrocle son amant et de le venger, non seulement en mourant pour lui, mais aussi en le suivant par sa mort dans le trépas ». De fait, Phèdre nous présente un Éros guerrier, directement issu de l’épopée et de la tradition conquérante des cités grecques, un amour en armes qui place l’honneur avant toute peine et avant même la mort ! Ses preuves sont littéraires et mythiques ; son idéologie est liée à une aristocratie de type militaire.

TRISTAN CORBIÈRE

Tristan Corbière (1845-1875), né et mort à Morlaix (Finistère) — malade très jeune, passe la plus grande partie de sa courte vie à Roscoff, petite station balnéaire proche de Morlaix — meurt dans sa trentième année après une brève passion amoureuse qui le conduit à Paris où il publie en 1873 Les Amours jaunes dans l'indifférence la plus générale — découvert par Verlaine dans Les Poètes maudits — reste malgré tout le dernier "maudit" —

Tristan Corbière / centenaire / commémoration ?
/ de quoi mémoire garder ? /
/ je te nomme et te nommant, j'ai l'illusion de t'exhumer, évanescent, proche les mots / pourtant le "je" qui, ici, vaticine est tout aussi fuyant que le "moi" mort il y a un siècle déjà / deux corps parlants-parlés, décentrés qui ne pourront jamais coïncider dans le lieu d'une rencontre / deux corps prolongés outre-mort par la parole qui les traverse et déporte /

/ que puis-je prétendre réactiver ? /

/ je célèbre cette année avec des milliers d'autres le centenaire d'un nom évidé / il sonne à mes oreilles comme le coquillage où l'on entend le flux / ton corps ? — un corpus : ton texte / tissu tissé de toi / trame, réseau, navette, accrocs (raccrocs, comme tu disais, souvent calculés avec la rouerie artiste de qui sait "rater" avec art) / ton texte appelle l'acuité de mon regard, la fluidité de ma voix, l'amplitude de mon souffle, la disponibilité de mes sens / toutefois il exclut désormais tout ce qui lui est autre : toi en l'occurrence / perte non remboursable, manque radical / seul compte le texte comme itinéraire / toute écriture est transpersonnelle / elle ne confesse pas, elle ne reflète pas, elle "transmet" / tu le savais / tu n'as pas hésité à t'y perdre sans esprit de retour / sans faux espoir / sans regret /

/ corps écrit / je puis toujours lire et relire jusqu'à exténuation /

(Tunis, le 11 avril 1975)

(Je m'aperçois quelques jours plus tard que le texte ci-dessus est lui aussi transpersonnel : il peut quasiment s'écrire du rapport de n'importe quel lecteur avec un auteur mort dont le texte le fascine. Il aurait pu s'écrire aussi bien de Rainer-Maria Rilke dont on fête cette année le centenaire de la naissance.)

mardi 18 septembre 2007

SCÈNES EN RÊVE, SCÈNES EN MOTS (2)



Là où rêvent les mots, là où ils désirent s'ouvre le lieu — lignes et couleurs — d'une libre baignade : les ébats aquatiques-érotiques de corps blancs et bruns, dénudés jusqu'au fauve, jusqu'à la morsure qui mortifie la chair pour la soumettre à la cadence du rut. Animal ou dieu, n'importe ! l'un passe en l'autre incessamment. Le spasme est dilacération à venir — qu'elle se réalise à l'orée des corps ou demeure en suspens dans l'eau du regard. L'humain est toujours l'étrange là où les rêves vont boire à la source.

SCÈNES EN RÊVE, SCÈNES EN MOTS (1)








Qu'est-ce que le rêve éveillé des mots ? Il semble que l'image puisse naître de la forme et de la couleur des sons, épouser la chaîne puis la trame sonores, en revêtir le sens et s'animer, devenir scène à part entière. Il semble qu'un rythme avant-coureur, immergé dans le magma préréfléchi du langage qui ne cesse de hanter, de nourrir, de stimuler notre cerveau en travail, informe cette émergence et lui permette de se produire. Toutefois ce rythme qui nous "tient" et fait de nous des hommes reste une énigme : il se caractérise moins par une cadence naturelle ou culturelle formalisable que par le vide ou le manque, le blanc ou le silence qui en situe le cœur battant. Il ne nous importe et ne nous atteint que par là où il se dérobe.
(Voir Rêve et poésie)

Dans la tignasse des comètes, roule l'or des chats,
désespoir des orpailleurs, boue des alchimistes.
Le damasquineur rêve, lui, au fil de la dague
d'un pubis aérien frisé de métal clair.
Et le bond félin de l'Idée sur la vierge nocturne
au teint de lait, aux cheveux de lune pleine,
criblés des grains de toutes les plantes nubiles,
réalise l'union mystique. Mais dans l'argent
démonétisé de l'aurore, s'éteint le long corps
silentiaire, fendu comme un bois sanglant.
A son flanc, la lampe seule vit encore.

lundi 17 septembre 2007

ESCALE À DÉLOS




Nous fûmes débarqués avec nos bagages sur le minuscule port de Délos par le petit vaisseau de croisière qui nous avait menés à Chios, à Çanakkale en Turquie (pour visiter les ruines de Troie), à Thasos et au mont Athos. C’était là l’îlot aride, la terre flottante et sans racines qui avait accepté de recevoir Létô qui y mit au monde Artémis puis Apollon. L’île, ensuite couverte d’or, s’enracina au centre de la mer grecque et prit le nom de Délos, « la brillante ». Aux temps historiques, alors que l’île recevait en hommage les hécatombes de toute la Grèce, l’on n’avait pas le droit d’y naître ni d’y mourir. Elle est toujours aussi aride, l’île devenue musée en plein air où l’on cuit rudement sans presque d’abri et où l’on se nourrit de mémoire et de poussière. De nos jours, l’on n’a pas le droit d’y dormir et l’île se vide le soir venu. Nous fûmes soulagés, après une longue journée de visite, de prendre un incertain canot qui nous conduisit jusqu’à Mykonos sur une mer hargneuse aux vagues violines qui me fit enfin comprendre la métaphore homérique de « mer vineuse ». Et il me resta, violente en l’esprit, l’image de la Terrasse des lionnes sous le soleil sans tain d’une radieuse journée grecque, dans la lumière improbable d’un midi d’outre‑monde.

HORS

Dans quel monde aboient-elles
les lionnes de Délos ?
Blanches émaciées
elles restent sans soutien
sur l’île où l’on ne peut
naître mourir dormir —
la vie c’est ailleurs
par-delà la mer rudoyante.

Délos nous fait ainsi toucher à une ultime métaphore‑métamorphose de l’île, de l’insularité, celle de l’île errante et fantomatique, hors monde, hors temps & lieu, hors vie même… L’île où l’on ne saurait habiter ni demeurer et que l’on croise et rencontre presque au hasard, pour un instant seulement, un instant de suspens et d’éternité. Elle apparaît au fond des rêves comme le refuge impossible et plénier où l’on conjoindrait enfin l’essentiel qu’on ne saurait pourtant tenir. Elle est le terme idéalement projeté ou le point d’un nouveau et improbable départ qui satisferait enfin : le Royaume des Eaux‑Blanches des légendes nordiques. Elle est la tension maintenue entre un ici tangible mais sourd, opaque et fermé et un ailleurs inaccessible mais clairement ouvert. Elle est le bond à vide ou sur le vide qui garantit le centre et la naissance tout en réaffirmant l’absence des racines. C’est son apparition en songe qui a engendré le mythe d’Avalon et des îles fortunées qui est une variante du paradis et une île pour les âmes défuntes. C’est sa résurgence perpétuelle en notre cœur comme désir et comme regret, comme tension, déception et espérance qui fait éclore au bout de nos lèvres, sur le bord même de la vie, le soir, le matin ou en pleine nuit, ce chuchotis, un peu honteux parfois après tant d’expériences diverses et contradictoires : « Toutétil, oui, toutétil ! ».

Écrit en 2005

dimanche 16 septembre 2007

VANITÉS (2)



Ripe sur la page l’ivoire des dents,
le crâne vide va sa pente déclive,
celle du grand livre ouvert
bombant ses feuillets,
celle du violon diagonal et
de son archet, celle de la plume
posée ou lâchée. Illisible le texte de
l’in-folio aux larges marges annotées.
Inaudible la musique peinte, déjà éteinte.

Du hanap, couronné d’une victoire
ou d’un éphèbe d’or, à la coupe renversée
et au bougeoir soufflé, encore fumant, c’est tout un.
Un vent oblique emporte l’ultime volute de fumée.
Éventrée sur ses rouages qui machinent le temps,
une montre attend la clef du remontoir.
L’encrier a versé, l’étui est vide.

L’âme s’est réfugiée dans la couleur.
Monochrome — elle attiédit l’argent, le cuivre,
l’or terne, les tons du papier, du bois, de l’ivoire
— elle module fond et formes en une vibration
qui lie les extrêmes. Quand la nuance fait chanter l’un.


CHAMPS-ÉLYSÉES CLEMENCEAU


Quand le métro se fait palimpseste, il ouvre au rêve sa voie...

samedi 15 septembre 2007

CARTES POSTALES (2)


COMMENTAIRE DU "BANQUET" DE PLATON (1)

Distance et fidélité (Prologue, 172a-174a) L’enchâssement des récits, tel qu’il apparaît dès le début du dialogue, allégorise, à notre sens, les aléas, les nécessités et les bonheurs de la transmission propre à une pensée qui souhaite, malgré le temps, ses déformations et ses déperditions, demeurer fidèle à son objet essentiel. Apollodore, qui ici s’exprime et tiendra pour nous le rôle de « narrateur », ne fait que reprendre de mémoire le récit à lui rapporté par Aristodème qui fut, en personne, témoin de l’événement, mais cette version a été authentifiée par Socrate. L’on évoque aussi grâce à l’intervention d’un certain Glaucon une autre voie, moins assurée, de la légende socratique, passant par Phénix, le fils de Philippe (parfaits inconnus). Ce qui est notable également, dans la lignée mémorielle privilégiée par Platon, c’est qu’Apollodore autant qu’Aristodème sont des disciples zélés voire fanatiques de Socrate. Ils tiennent à imiter en tout leur modèle et à perpétuer la vérité de son enseignement par leur action quotidienne et par leur parole vive ; ils manifestent par leur exemple qu’en leur temps, la philosophie est d’abord un mode de vie et qu’elle ne prospère que par l’entremise d’un logos dialogique sans cesse revivifié par la voix, préfigurant sur ce point la mise en garde du Phèdre envers la fixation ou le figement propres à l’écrit. Une telle mise en abyme sera répétée ou réfléchie au cœur philosophique du dialogue, au moment où Socrate, au lieu de se lancer dans un discours univoque construit sur un mode rhétorique d’apparat, prétendra raconter l’échange dialectique et pédagogique qu’il eut, en son jeune temps, avec Diotime, la « sage-femme » de Mantinée à qui il devrait son art de la maïeutique autant que son savoir sur Éros. Ce redoublement est aussi un nouveau recul symbolique dans le temps destiné à asseoir une manière de légitimité liée au sacré et à la tradition. En effet, le champ temporel interne à l’intrigue, empruntant à l’histoire effective, et le temps de l’écriture font s’intégrer et se répondre des moments éloignés les uns des autres et relativement discords que la « mise en intrigue » platonicienne noue pour la plus grande gloire de son modèle idéal. L’événement supposé du banquet offert par Agathon pour célébrer son prix de tragédie se situerait en 416 av. J.-C., année où effectivement le dramaturge en question remporta le concours aux Lénéennes. Nous sommes quelque temps avant la compromission de Phèdre, le premier des orateurs du banquet et le « père » de l’invitation à faire l’éloge d’Éros, dans le scandale de la parodie des mystères d’Éleusis, et juste un an avant l’affaire de la mutilation des Hermès et l’expédition de Sicile qui ruina la carrière politique d’Alcibiade. Celui-ci fait d’ailleurs ici le point sur la complexité et l’étrangeté de la relation qu’il entretient, depuis près de vingt ans, avec son maître et amant et le moment est opportun pour cette synthèse en forme d’éloge. Aristodème, donné pour un amant de Socrate, était, lui, un peu plus âgé que le philosophe qui avait, en 416, cinquante-deux ou cinquante-trois ans ; Apollodore est de la génération suivante — il était encore enfant en 416 — et il fait son récit — notre dialogue — entre 407 à peu près et 399, année de la mort de Socrate, puisqu’il a eu le temps et le moyen de vérifier auprès de ce dernier l’exactitude des propos d’Aristodème. Le dialogue est composé par Platon un peu avant 375, à un moment où tous les principaux protagonistes du dialogue sont morts, alors qu’il s’est rendu pleinement maître de sa doctrine. L’épisode de Diotime nous ferait, lui, remonter jusqu’à 440, époque où Socrate a la trentaine et s’initie encore à un mode de vie qu’il définira plus tard comme « philosophique ». Ainsi nous aurions une chaîne de fidélité dialogique et dialectique, s’enracinant dans une sacralité dont Diotime est la plus haute garante. Et c’est ce lien, manifesté et magnifié, qui permettrait à Platon de faire éclore, dans et par son logos personnel, la quintessence d’une pensée que la vivacité sans cesse reprise des voix au fil des temps et des générations maintient en rapport avec l’origine divine, démonique et humaine de la maïeutique socratique, à placer délibérément sous le signe d’Éros, le héros de la fête.

vendredi 14 septembre 2007

POUR YVES TANGUY


I

Dormeuse

/ comme d'un bras replié derrière la tête le mol étirement, elle sombre jusqu'à s'abolir musculairement dans la verdure interstitielle de parallèles gagnées au tire-ligne / la mer saignée à blanc est le repaire d'une chevelure / arraché au sable par un peigne imaginaire un mont s'érige en filigrane / double front, simple et nuageuse crinière / encorné d'un cône orné d'une mèche flottante affouillant tel un projecteur les mouvances telluriques / étrange stagnation — au zénith — d'une tête ovoïde sans regard — coiffée d'une queue de cheval patibulaire ondoyant dans le sens du vent cosmique / ses mains aux doigts incertains égrènent des nébuleuses putrescentes / le velu se ramasse sur soi / du tas à l'ombre d'un monticule — "ô les beaux jours" / du roseau lointain à la larme spermatique lactescente / s'offre seul à contre-courant, à contre-force ce sigma à l'envers que l'on peut lire comme un grand "3", le chiffre-clef du songe / sésame destiné à n'entrouvrir que l'absence tout éclairée du sens /

(1927, huile sur toile, 55,5 x 46 cm, Collection particulière, Paris)

II

Sans titre

/ bander l'arc de ses cils / faire flamber de laiteuses oriflammes à la pointe oblique des lances / sur l'horizontale bleuité des arrière-plans montent à l'assaut de montueuses ondulations chtoniennes de nuance violacée / une lumière froide issue du dehors projette sur ce fond tourmenté les ombres charnues de formes ciliées et pommelées comme des beignets terreux / au centre s'élève la tour où trône le roi difforme et potelé de cette création à l'état naissant / figure souveraine barrée d'un arc isocèle oblitérant la vertigineuse ascension charnelle / géométrie clinique éclose de l'œuf cosmique en fusion / s'ériger, folâtre ambition d'une nature encore informe s'éveillant à l'extrême frange de la vie /

(1927, huile sur toile, 115 x 81 cm, Collection vicomtesse de Noailles, France)

III

Pour rompre l'équilibre

/ insectes hiératiques / faucheux dégingandés ou mantes religieuses émettant des vapeurs, mornes témoins de rigidités antérieures / des coulures comme d'un métal fondu brusquement plongé dans l'eau froide s'étirent avec l'épaississure d'un sirop surchargé de sucre / reptations colorées d'une matière dont la forme plastique est rongée par un creusement insidieux / comme d'un œuf brisé la lente et albumineuse coulée vide aussi l'œil crevé du jaune / une cuillère périscopique scrute les prémisses rosacées d'une aurore prolongeant en fondu-enchaîné le sol incertain où croupissent ces fluides mutations / c'est la vision, retournée sur soi, d'un œil ouvert à demi, saisissant au rebond les formes floues projetées par la lumière matutinale sur la moire dansante de sa rétine /

(1927, huile sur toile, 45 x 54 cm, Collection M. et Mme Garson, Paris)

(Primel-Trégastel, août 1974)

jeudi 13 septembre 2007

CARTES POSTALES (1)


RÊVE ET POÉSIE



Répondant à un questionnaire de Paul Chabaneix qui, pour sa thèse de médecine, l’interrogeait sur son rapport d’homme et de créateur au rêve nocturne, Mallarmé établit un partage qui semble pertinent et précieux pour apprécier le lien entre rêve et poésie : “Au fond du rêve, peut-être, se débat, en tant que pertes, l’imagination de gens lui refusant un essor quotidien : punition, n’en pas profiter personnellement, par un oubli au réveil ou quand on revient à soi. Aussi le poëte qui, véritablement, rêve éveillé (est‑ce en raison de cela que je n’ai plus le sommeil, depuis, déjà bien des années ?) n’attend-il rien des surprises de la nuit.” (Lettre du 20 mai 1897)

Le poète établit ici un jeu de ”vases communicants”, bien différent de celui que proposera, plus tard, André Breton car il est négatif. Mallarmé privilégie l’imagination créatrice par rapport au rêve nocturne ou diurne qui ne serait qu’une frustrante compensation réservée à ceux qui, ordinairement, n’usent pas de cette éminente faculté humaine. Et le “rêve éveillé” du poète est, en fait, la mise en œuvre constituante de la capacité imageante s’opposant et à la fantaisie sans poids de la rêverie et à la production inconsciente des songes. Toutefois — Mallarmé le sait mieux que quiconque —, le travail de l’imagination poétique passe par les mots auquel il souhaite “céder l’initiative”.

Qu'est-ce donc que le rêve éveillé des mots ? Il semble que l'image et le mouvement puissent naître de la forme et de la couleur des sens et des sons mêlés, épouser la chaîne puis la trame sonores, en investir les sens et s'animer, devenir scène à part entière. Il semble qu'un rythme avant‑coureur, immergé dans le magma préréfléchi du langage qui ne cesse de hanter, de nourrir, de stimuler notre cerveau en travail, informe cette émergence et lui permette de se produire. Toutefois ce rythme qui nous "tient" et fait de nous des hommes reste une énigme : il se caractérise moins par une cadence naturelle ou culturelle formalisable que par le vide ou le manque, le blanc ou le silence qui en situe le cœur battant. Il ne nous importe et ne nous atteint que par là où il se dérobe.

Je voudrais donner un modeste exemple de ce travail et de ce rêve éveillé. Voici un tout petit poème qui naquit à l’occasion d’un changement d’adresse postale : poème de circonstance, manière de double quatrain‑adresse comme les aimait Mallarmé et qui vaut moins en lui‑même que par son exemplarité.

Le girasol

Cet œil de lait
au pourchas du soleil
est une pierre-lumière
gorgée de rayons —

Vois comme dans le noir
— mieux qu’un œil de chair —
amoureuse elle rend
plus qu’elle n’a pris !

Il y eut un réel plaisir et l’amorce d’une rêverie verbale lorsque je découvris, dans le dictionnaire, que le terme “girasol” rejoint par son étymologie le mot tournesol : ce qui se tourne vers le soleil et un mouvement s’esquissait comme image et déjà comme “symbole”. Le “girasol” est une variété d’opale employée en joaillerie. J’appris, dans une encyclopédie, que sa teinte ou son “eau” est laiteuse. D’où un premier jet : “cette opale de lait” associée à l’expression baroque “au pourchas du soleil” (reformulant l’idée du tournesol). Mais se surimposa une image, peut-être obsédante et un peu affolante pour moi, celle de l’”œil blanc”, à la fois aveugle et concentrant la lumière en sa “laitance” — proche du symbole de l’aveugle-voyant restituant, grâce à sa cécité éclairée du dedans, une semence de savoir. Le mot composé est une forme abrupte de métaphore par assimilation des éléments rapprochés et “pierre-lumière”, grâce aussi aux sons, tient en soi la dureté et la permanence bornée — l’intimité — de la pierre en même temps que la fluidité et l’illimité — l’extériorité — de la lumière : il en résulte une sensation rêveuse (née des mots, née de la (re)présentation de la pierre précieuse, née d’un fonds personnel) de concentration et de pléthore propre à l’œil comme à la pierre lumineuse (bien que laiteuse) appelant à une expansion, à un rayonnement second (phoniquement aussi œil [œj] appelle soleil et rayons).

Le second quatrain est ce rebond, dans une nouvelle dimension, du mouvement induit par le premier et il sort de son champ de représentation pour ouvrir une dimension plus proprement symbolique. L’évocation d’une lumière concentrée en un point à la fois vivant et minéral suggérait la restitution de l’éclat ainsi emmagasiné et, pourquoi pas, dans la nuit où l’œil aveugle-voyant brillerait enfin de toute sa luminosité empruntée en même temps que de sa lumière propre. Un tel dynamisme n’est pas sans évoquer celui de l’amour qui se nourrit de ce qu’il emprunte ou dérobe à l’aimé mais qui ne serait que rapt et prédation brutale s’il n’était pas capable de donner infiniment plus qu’il n’a pris. Un double équilibre phonique : “vois”/”noir” , “plus”/pris assure la carrure d’ensemble du quatrain où liquides [l, r] et nasales [m, n] jouent autour de quelques vélaires [k] qui font comme la colonne vertébrale. “Œil de chair” fut d’abord “œil de chat” (qui est aussi un nom de pierre précieuse) : mais “l’œil de lait”, mythique, vaut mieux qu’une brillance constante, même nocturne, bien mieux qu’un simple “œil de chair”. Miroir de l’âme, il est le point de rencontre entre dedans et dehors, entre corps, avant-corps et esprit, entre jour, crépuscule et nuit, entre vue, voyance et cécité, entre “aimance”, amour et désir…

Et le rythme, avant-coureur et final, intelligible et sensible ? Je crois qu’il doit moins à la musique des mots ou des idées, à la tissure des images qu’à une certaine candeur. Je le sens vibrer ici dans l’interstice entre nuit et éclat, saisie et don, excès et préciosité, ébouissement et aveuglement, latence et laitance, chair et pierre, œil et soleil… Intime déhiscence porteuse de rêve, initiatrice d’éveil.

mercredi 12 septembre 2007

OMBRES ET COULEURS



LE CORPS

Souvent, dans des situations de stress ou de détresse où le sol se dérobe sous moi, montant en une unique bouffée, souveraine, l’odeur seule de mon corps me peut rassurer.

VANITÉS (1)



Ce ne sont pas des yeux qui nous
fixent — deux orbites arrondies,
vides et exactes. C’est la matière
sèche et patinée du masque
sous la chair — le creux comptable
de notre néant. Ce crâne tient
à sénestre le sable du temps,
à dextre la fleur qui florit.

En leur stricte géométrie, le bois,
le verre, les deux vases symétriques
du sablier ne cessent de détailler
ce qui fuit et s’accumule en pure
perte. Flamme tranquille, une
tulipe sang et or, se haussant
sur sa tige hors de sa sphère
vitrée, fait dominer un feu de
vie et de paix qui doucement respire.

Sur le plus noir des fonds,
en guise de sévère ex‑voto,
tulipe et sablier, sablier et tulipe
encadrent notre plus sûr témoin,
et le plus dur — mais le fond laisse être la fleur.

mardi 11 septembre 2007

LE GRAND CHANTIER




Ils décidèrent de bâtir —

Les structures
tenaient ciel et terre
en une même grille —

La tour montait

*

Un seul hiatus
la lacune d’une lettre
le trou troué
d’une maille en trop

Cassa le chiffre

Il n’y eut plus de tour
dans les pas de l’air

*

La plus haute tenure
reste sans soutien


Extrait de Les Bibliothèques de Vieira da Silva

VUE AÉRIENNE





Longtemps j’ai eu de Madagascar une image toute mentale, directement sortie de notre programme de géographie de sixième, et même encore maintenant quand je visualise de tête, les yeux fermés, le corps de l’île : celle d’une île-continent d’un seul tenant, massif, plaque tellurique demi-basculée lors de de sa séparation d’avec la plaque africaine, et qui se présente comme de biais, avec d’un côté à l’est, un haut rebord abrupt que je vois crénelé, accidenté comme un rempart et, de l’autre, vers l’ouest une déclivité douce et régulière descendant jusqu’à la mer, jusqu’au glissement silencieux sous les eaux dans le canal du Mozambique. C’est cette image même qui m’est venue, revenue donc plutôt, le jour d’avril 1980 où j’appris que le Ministère de la Coopération me proposait un poste à Tananarive et qu’éperdu, encore émotionné par la nouvelle, je cherchais, pour me rendre compte, des repères et des références. Dans le cadre étroit qui était le mien à ce moment, je ne dégotai qu’une vague et sommaire encyclopédie qui m’offrit tout de même une petite photo des plateaux malgaches aux environs de Tananarive où la verdure littéralement chatoyait et ce fut tout… L’image intérieure, mais presque aussi belle et nette et parlante que ces diagrammes colorés et mouvants et toutes les possibles reconstitutions assistées par ordinateur que l’on réalise de nos jours, me livrait l’étendue et la soumettait à la vue aérienne de ma pensée ; elle me donnait un sentiment de maîtrise et d’évidence. L’image du livre qui me faisait toucher terre et humer les feuillages en leur verte croissance vint s’unir à l’image interne et lui ajouta l’idée même, plénière et sensible, de « fraîche luxuriance ». Cette conjonction me stimula et me convainquit d’emblée, je le pense : l’appel d’un monde encore inconnu, mais si clair dans l’esprit et déjà sensible au cœur, me donnait l’envie de connaître le pays réel. Je me décidai donc très vite et cette décision infléchit de façon décisive, je puis le dire aujourd’hui, le cours de ma vie.

17 décembre 2003 et 29 octobre 2005

lundi 10 septembre 2007

MADELEINE À LA VEILLEUSE




La Tour

Mèche de nuit dans l’huile lucide —
l’attente de la détournée
— une corde ceint le ventre rond
mais bréhaigne
proche le crâne-enfant
posé sur les genoux —

Malgré le flot lisse et calme de la chevelure
qui accompagne l’épaule de chair nue,
épanouie, pacifiée —
malgré la ligne pure des jambes —
la croix et une discipline.

“Ne me touche pas !” avait-Il dit
“Tu as tout et tu n’as rien.
Ta fécondité n’est plus de la chair…”

Et grosse de l’Esprit, Madeleine attend
dans l’antre de la nuit méditante
— l’incalculable naissance.


NARCISSE



se rêvant en quelque miroitement fugace,
tenta peut-être d’exorciser ainsi l’exode incessant
de l’amour de soi :

Baiser sur le tain d’une onde radieuse
les lèvres
aimées,

le reflet qui s’égaille en rides concentriques
à partir de la bouche —

Vriller le froid, le lisse de la glace, avec un
goût de sang à la pointe de la langue,

Affouiller le point embué où se
fondent image et
surface —

Unir en un baiser le visage
morcelé de soi,
en lui‑même sans cesse
changeant —

Faire de soi-même un autre
pour devenir le Même
et se perdre en ce baiser.

ZATOVO




Le bel adolescent cruel avec sa mère pousse encor
devant lui ses zébus bleu de nuit —
le garçon-du-printemps a refusé le père et la limite,
fils incréé de ses propres œuvres,
ses os sont des pierres d'ici-bas —
il est frère de la croissance végétale, frère
de l'arbre sous la lune :
il ne se connaît pas de parents à face humaine —
et il veut la-fille-de-Dieu pour épouse légitime,
celui-qui-cherche-le-malheur,
il vole le feu du matin à la fleur des rêves,
il égorge sans ciller sa mère putative pour abreuver
les roses radieuses de la terre retrouvée —
pour le voyage sans allégeance par tout le corps
mérité de la nature.

29/3/83