mardi 18 décembre 2007

CONVERSATION



Chers amis élus de ce blog,

Diotimos va partir prendre quelques vacances du côté de la région des sphinx chère à Chateaubriand. Non l'égyptienne, mais celle où se posent les bonnes questions, où se déroulent de belles conversations avec les énigmes, celles qu'on ne lève pas, qu'on apprivoise seulement !

Il tient à signaler pour ceux que cela intéresse qu'il a par ailleurs terminé son commentaire intégral du Banquet du divin Platon et qu'il en a confié le texte entier facilement consultable et clairement lisible, dans l'ordre, à un site ami tenu par un ami. Voici l'adresse :

http://pierre.campion2.free.fr/smeitinger_banquet.htm

Il sera de retour début février pour d'autres explorations !

A tous bonnes fêtes et bonne année !

lundi 3 décembre 2007

COMMENTAIRE DU "BANQUET" DE PLATON (9)




Éros est un grand démon : sa filiation et sa nature (Début des entretiens avec Diotime rapportés par Socrate, 201d-204c)


Socrate décoche une dernière flèche à son jeune adversaire en lui faisant remarquer à quel point il reste éloigné de la « vérité » et, semble t il, peu soucieux de s’en approcher — à quel point donc il est loin de la véritable « philo sophie » —, lui qui n’ose pas même affronter jusqu’au bout le philosophe va-nu-pieds ! Puis il se tourne vers celle qui va lui permettre de déployer pleinement sa leçon, vers Diotime de Mantinée, la devineresse ou prophétesse dont la clairvoyance aurait permis aux Athéniens d’écarter grâce à de judicieux sacrifices, pour dix ans encore, la peste qui frappa leur cité en 430. Il y a, il faut le reconnaître, un mystère lié à Diotime que l’érudition ne permet pas de réduire. La majorité des commentateurs s’accorde pour voir en elle un personnage de fiction, mais pourquoi une femme et pourquoi cette référence au sacré et cette révérence envers lui ? La féminité rendrait plus « naturelle » l’image de la gestation intellectuelle et de son accouchement à terme et l’on pourrait opposer une conception virile de l’engendrement, comme de la fécondité, à une conception féminine que Platon privilégierait ici. La dimension sacrée est plus opaque et tient à l’ordre des mentalités : en effet, nous voyons toujours dans les dialogues platoniciens Socrate hautement respectueux des croyances et des rites, apparemment confiant dans le savoir des devins comme Euthyphron ou Diotime ! Au moment de sa mort, il demande de sacrifier un coq à Asklépios ! Il ne s’agit sans doute pas seulement, de la part de Platon, de montrer par tous ces traits combien l’accusation d’impiété portée contre Socrate avait été injuste. Il s’agit plus probablement, de la part d’un individu lié au monde qui est le sien, d’une adhésion non questionnée à un fonds commun de sacralité diffuse dont il nous est désormais fort difficile d’apprécier l’ampleur et l’intériorisation effective (si la question a un sens, dans le contexte !). Il s’agit de croyance, de celle de Socrate et de celle de Platon, de celle des Grecs de l’âge classique ! Toujours est-il que Socrate fut l’un des premiers « penseurs », le premier même peut-être, à tenter de séparer le cheminement vers la vérité de toute présupposition dogmatique quelle qu’elle soit, à établir sa « maïeutique » sur la progression d’arguments qui s’enchaînent selon la raison et non selon l’opinion. Nous souhaiterions sans doute encore établir une aune pour jauger l’impact du religieux et/ou du sacré comme de la croyance sur la « pro duction » de la vérité. Du moins Socrate nous a-t-il incité à clairement discriminer les ordres et l’a, pour sa part, toujours fait, ouvrant à sa façon la grande tradition rationaliste !

Devant Diotime, Socrate fait le petit garçon et il est sûr que le Socrate d’âge mûr, qui parle, se peint plus naïf et plus borné qu’il ne l’était sans doute en son jeune temps : il procède ainsi pour tenter de dédouaner Agathon, pour atténuer le sentiment de vexation éprouvé par celui-ci ! Car le jeune Socrate ne cesse apparemment de verser d’un extrême dans l’autre au risque de passer pour simplet, ne pressentant pas de moyen terme entre beau et laid, bon et mauvais, mortel et immortel… Faux et vrai… Ici Diotime introduit, d’une manière elliptique et apparemment sans conséquence, une brève analyse de « l’opinion droite » (ou vraie) qui a bien plus d’importance qu’elle n’en a l’air car elle rend nécessaire sans le dire la dialectique et la « dialogique » platonicienne. En effet, si « avoir une opinion droite », c’est manifester la vérité « sans être à même d’en rendre raison », qui jugera de la véridicité ? Pas celui qui, parlant ainsi, demeure à demi ignorant. Le processus de pensée qui établit « l’opinion droite » implique pour le moins un interlocuteur, apte à « rendre raison », lui. Et il ne s’agit pas exactement d’une position intermédiaire entre savoir et ignorance, plutôt d’une mise en discours exigeant un rapport d’interlocution actif et positif. Certes il y va de la vérité, mais celle-ci reste donc relationnelle si ce n’est relative. Si l’on applique cette idée au dialogue même qui se déroule en ce banquet, l’on s’interrogera sur le statut des divers discours proférés par rapport à la vérité de l’amour. Il était déjà clair qu’aux yeux de Platon, la série des exposés rhétoriques et « littéraires » n’avait pas même le statut d’opinion droite : la plupart étaient de purs ornements creux et même faux. Seul le discours d’Aristophane pouvait, par sa complexité et sa cohérence, se hisser au rang de mythe, mais c’est un mythe que Platon n’avalise pas bien qu’il rende compte d’une puissante aspiration, décelable dans le désir érotique humain. Quel va être le statut des développements attribués à Diotime ? Nous allons le voir, ils mettent en œuvre, eux aussi, une matière mythique homogénéisée par une métaphore centrale, celle de l’accouchement à terme, et par une idée-force, celle du désir d’immortalité, universel chez les humains. Mais est-ce qu’il s’agit de la vérité telle qu’en elle même ou encore d’une esquisse imagée et incertaine ? Toujours est-il que l’intervention de Diotime fournit à Socrate l’interlocutrice nécessaire pour le faire « accoucher » d’un discours vrai, ce qu’il n’aurait jamais réussi à faire tout seul et c’est aussi pourquoi ce « rôle » a été introduit dans l’échange. C’est une leçon du Banquet, qui n’est pas directement tirée dans le dialogue lui-même : la vérité exige un accoucheur ou une accoucheuse ; ce sera la « maïeutique » associée au personnage de Socrate. La vérité naît d’une rencontre et d’un « travail » en commun : la mise au jour en son processus a finalement autant d’importance que la vérité peut-être dogmatique (la théorie des Idées-Formes, par exemple) qu’elle permet d’atteindre. Il y a quelque chance que ce soit pour cette raison que le discours d’Alcibiade succède encore à ce qui pourrait passer pour la vérité atteinte… La recherche de la vérité prime sur un résultat toujours sujet à caution et à interprétation ; l’important est que l’appétence qui porte au vrai ne cesse jamais. Des interlocuteurs comme Agathon et Alcibiade font toutefois toucher les limites « mondaines » de cet appétit et de cette mise au jour (l’idéalisme que l’on veut voir en Platon ne se sépare pas d’un regard réaliste et démystificateur) ! Le personnage de Socrate incarne, lui, jusqu’à l’outrance et au grotesque le sérieux et le risque attachés à une entreprise d’« accouchement » de la vérité où, paradoxalement, il laissera la vie.

Anticipant — bien que narrativement ce soit en un après-coup — la définition du désir comme manque que Socrate a développée dans l’élenkhos qu’il a infligé à Agathon, Diotime démontre au jeune Socrate qu’Éros ne saurait être un dieu puisqu’il aspire, encore et toujours, à des « choses qui lui manquent » : beauté, bonté, savoir, bonheur alors que les dieux, eux, en sont abondamment pourvus. Éros est « un grand démon », non un dieu, c’est-à-dire un être intermédiaire et médiateur dont la vocation et même l’essence sont de « faire en sorte que chaque partie soit liée aux autres dans l’univers ». Ce type d’êtres unit en particulier les hommes et les dieux, se faisant l’agent et le garant des échanges établis par les prières, les cultes et les offrandes. Il se manifeste aux hommes dans le songe ou dans la veille — Hypnos est lui aussi un grand démon — et, quand l’expression d’« homme démonique » est employée pour qualifier celui qui entretient par ce médium des relations avec la puissance transcendante (quelle qu’elle soit), l’on ne peut s’empêcher de penser à Socrate lui-même, au début du dialogue, s’arrêtant sous l’auvent de la maison des voisins au lieu d’entrer dans celle d’Agathon et restant là en communication avec l’inconnu. L’on pense plus fortement encore à notre philosophe va-nu-pieds quand, après avoir raconté sous la forme d’un mythe la conception d’Éros lors des fêtes saluant la naissance d’Aphrodite, le fils de Poros (l’Expédient) et de Pénia (la Misère) est dépeint comme un être « rude, malpropre », sans logis et errant à l’aventure. Toutefois il est animé d’une ardeur insatiable pour « ce qui est beau et ce qui est bon » et se révèle « chasseur redoutable », « passionné de savoir » et passant tout son temps à « philosopher ». Mais il a ainsi, tenant de son père le rusé, quelque chose du « sorcier », du « magicien » et de « l’expert ». « Ni mortel ni immortel », il ne cesse de croître et de décroître, de s’épanouir et de se flétrir, de gagner et de perdre, passant de l’indigence à l’opulence et vice-versa sans transition ni cesse. Ni savant ni ignorant, il en sait tout de même assez pour être conscient de sa déficience et souhaiter s’améliorer sans jamais parvenir, là non plus, à la stabilité.

Diotime en revient alors à ce qui restera l’une des définitions-clefs de ce grand démon : « Éros est amour du beau », ce qui implique ipso facto désir du savoir et du bien. Et la prophétesse en profite pour renverser une idée reçue, pour détruire une image toute faite : dans la relation amoureuse telle que l’envisagent les Grecs de l’époque classique, Éros ne tiendrait pas le rôle de l’aimé qui, bien sûr, est beau et comblé de tous les charmes possibles mais celui de l’amant en quête et requête perpétuelles. Éros n’est pas l’éromène, mais l’éraste, il n’est pas celui qui accorde et offre en s’offrant mais celui qui ne cesse de chercher et de demander et n’obtient jamais exactement ce qu’il souhaite. Au fait, que souhaite et que cherche vraiment un amoureux ? Diotime va maintenant entreprendre de répondre à cette immense question.

mardi 27 novembre 2007

LE VOYAGE ANTÉRIEUR (1)






LE VOYAGE ANTÉRIEUR



…il s’agit bien d’atteindre son lieu de déracinement…




J’ai marché dans mes pas
— ce n’étaient pas les miens…







I Tübingen

Humble servant des choses
et des saisons
il eut une tour sur le Neckar
servant des simples noms

risque était pris
dans le très mince écart
où gisait l’offrande défraîchie
près des jeunes morts

le vif de l’œil valait l’empan
l’embrasure des jambes
une illumination.

II Col de la Furka

Du très haut
— naufrage en altitude
un glacier aérien et bleu,
père du Rhône —

la Furka mime les horreurs de l’art
le sublime d’une mer
avec ou sans épave.

III Bibliothèque de Saint-Gall

“Pharmacie de l’âme”
en grec au linteau

lieu des volumes encagés
dans les courbes baroques
d’un parquet à lire
comme miroir de nature

les mangerons-nous, ces livres
vénérables ?
— pilés comme poudre de momies
ou découpés en petits carrés —
morte médecine.

DIE REISE NACH FRÜHER (1)







Die Reise nach Früher


Übersetzung: Angelika Gross


…es gilt, den Ort der eigenen Entwurzelung zu erreichen…

Ich bin in meine Fußstapfen getreten - es waren nicht meine eigenen …





I Tübingen

Demütiger Diener der Dinge
Und der Jahreszeiten
Er hatte einen Turm am Neckar
Diener der einfachen Namen

der Schritt war gewagt
Im haarbreiten Spalt
Wo die verblühte Gabe lag
Bei den jungen Toten

Die Schärfe des Blicks lohnte die Handspanne
Das Gewölbe der Beine
Eine Erleuchtung.

II Furkapass

Von dem Mächtigen oben
- Schiffbruch in der Höhe
ein Gletscher luftig und blau
Vater der Rhône -

der Furka mimt die Schrecken der Kunst
Das Erhabene eines Meeres
Mit oder ohne Wrack.

III Bibliothek von Sankt Gallen

"Apotheke der Seele"
in Griechisch auf dem Sturz

Ort in Barockwindungen
gezwängter Massen
eines als Spiegel der Natur
zu lesenden Parketts.

Werden wir sie verspeisen,
Diese ehrwürdigen Bücher ?
- zerstoßen zu Mumienstaub
oder in Viereckchen zerschnitten -
tote Medizin.

(Poème de Diotimos)

dimanche 25 novembre 2007

"AU MITAN DE LA VIE" de Hölderlin



Au mitan de la vie

Il est suspendu
Avec des poires jaunes
Et plein de roses sauvages
Le Pays dans le lac —
Vous — cygnes gracieux
Et ivres de baisers —
Plongez la tête
Dans l’eau sobre et sacrée.

Malheur ! où prendre — quand
C’est l’hiver — les fleurs et où
L’éclat du soleil
Et les ombres de la terre ?
Les murs se dressent
Muets et froids — dans le vent
Grincent les girouettes.

(traduction de Diotimos)

jeudi 22 novembre 2007

SOUS-CONVERSATION



À la librairie. Sous des rayons clairs et bien rangés, devant une table basse servant à l’exposition d’ouvrages, en un lieu qui faisait penser à une petite place au carrefour de plusieurs rues, conversation entre une vendeuse, brune, assez jolie, plutôt grande et élancée (trente, trente-cinq ans), et une cliente de sa connaissance (même âge), un peu plus petite et charnue. L’échange évoquait le mari de la vendeuse brune dont cette dernière venait juste de dire qu’il avait fait grève la veille (enseignant ? fonctionnaire ?). Elle soulignait avec une réelle vigueur dans l’intonation l’aspect irrationnel, passionnel, mais irréductible et plutôt brutal, de certaines prises de position tranchées compliquant une situation, de fait, déjà problématique. J’ai pensé qu’elle faisait allusion à la grève et à tout le mouvement social environnant. L’autre, la cliente, mit alors très maladroitement en avant, sur le mode de l’objection mais en s’y prenant à plusieurs reprises sans vraiment progresser sur la voie de la clarté, le fait que la femme qui parlait n’était pas « du milieu ». Celle-ci tiqua devant la formule comme si le terme était employé de façon péjorative ou impropre… En fait je n’ai rien appris ni compris du propos exact, anecdotique, ce que j’ai retenu et absorbé — et que je m’efforce de restituer ici — c’est une tonalité, une thématique, une atmosphère dont la perception avait tout de même quelque chose d’évident. Ainsi, l’on peut saisir la tessiture affective et même intellective d’une conversation, d’un échange verbal sans en connaître le sujet et l’on saurait en mimer et rejouer sans équivoque l’expression pure. À suivre…

PLOUGASNOU



Oratoire de N. D. de Lorette

Chanson impie

Oyez venir les orantes
en suppliantes

de garnir leur lit
elles sont impatientes
de mettre oison au nid

en suppliantes
Oyez venir les orantes

mardi 20 novembre 2007

LA CHEVELURE



Notre faculté des lettres, bâtie à mi-pente devant un horizon marin immuable, me fait souvent penser à un vaisseau, surtout quand elle est conquise — escaliers, couloirs, terrasses — par les violentes rafales de l’alizé. Un jour de plein vent, au moment de repartir, alors que je marchais dans la coursive qui conduit de nos bureaux vers l’entrepont où sont rangées les boîtes-aux-lettres, je surpris par dessus la rambarde de la terrasse du second étage — notre pont supérieur —, un grand élan en écharpe de cheveux longs jusqu’aux épaules, châtains, soyeux, flottant dans le vent par dessus la tête, voilant la face… C’était la chevelure même en partance dans la jouissance de l’élément… L’emprise souveraine de l’air qui dérobe un temps le visage fait perdre délicieusement souffle et repères. Je crus d’abord à une fille, mais quelque chose de délibéré et de brutal comme d’un abandon sans retenue ni coquetterie me fit comprendre avant que je ne voie. C’était bien un garçon qui se laissait aller à cet essor presque impudique ! Il m’a entrevu, je ne sais s’il m’a senti acquiescer à sa volupté.

lundi 19 novembre 2007

MES POISONS & DEUX ANTIDOTES (5)




Jean de Maisonseul
i. m.


Aveugle accroupi


Accroupi
— seulement à demi :
un genou en terre
et l’autre levé —
il fait face

Une bure l’enveloppe
et drape ses membres —
une seule main
à la fourche
repose

La force monte
du corps massif et un
vers le visage
qu’elle oblitère

Aveugle —
il n’a pas besoin
des yeux.

dimanche 18 novembre 2007

GRAFFITI & SENTENCES


C'était à Nice à l'orée du printemps 2006, un colloque sur "Éros traducteur". Il me plut d'abord de retrouver à l'entrée d'un des parkings de l'université, cet "Éros" devenu "F-EROS"


Mais les toilettes pour hommes de la bibliothèque universitaire où se tenait le colloque délivraient plein d'autres messages !





Nous étions en pleine contestation anti-CPE et le droit à l'insurrection s'affichait autant, ces jours-là, que le droit à l'érection !


samedi 17 novembre 2007

POUR LIRE LAUTRÉAMONT



pour Giovanni

Qui entame la lecture des Chants de Maldoror — suivant en cela (mais sur une tout autre ligne) les recommandations de l’auteur lui même — souhaite en un premier temps se prémunir, se préserver de toute déconvenue, de toute frustrante surprise, de toute “erreur”, se disant haut et fort qu’il ne s’agit là que d’un parti pris, que du choix délibéré d’un discours excessif, d’un style et d’une allure provocatrice qui n’engagent pas plus loin que les mots, que la rhétorique mise en œuvre et revendiquée comme telle… Et, ainsi conforté, l’on commence à entrer dans ce tissu verbal, bien éveillé et déterminé à ne pas se laisser prendre à ses mailles et filets, à ne pas oublier ce qu’est censément le jeu… Mais l’on a à peine dépassé l’invocation initiale (que l’on réfère soigneusement en esprit aux invocations antiques, à l’Enfer de Dante et au romantisme noir…, satisfait de son savoir…) qu’avec l’image de l’âme imbibée comme “le sucre” par “l’eau” l’on tombe déjà littéralement dans le réel… Impression, conviction qu’emportera définitivement la description minutieuse de l’“angle à perte de vue de grues frileuses” triangulant le ciel d’une réalité moins symbolique que simplement réelle et donnée ici parce que telle. Pensant se maintenir sans coup férir dans l’orbe éthéré et sans conséquence du rhétorique pur, notre lecture s’effondre tout de suite sur le réel et ce choc nous met aussitôt à l’épreuve.

Que diable ces grues viennent-elles faire ici ? Elles ne sortent apparemment pas, comme les “étourneaux”, les “stercoraires” et les “pélécaninés” du Chant cinquième, de l’Encyclopédie d’Histoire naturelle du Dr Chenu, chapitre “Oiseaux”. Mais la description qui leur est consacrée est fondée sur le même principe : le décalque le plus minutieux d’une réalité tangible et observable extérieure au texte et à toute littérature et c’est moins sans doute, comme le veut l’un des commentateurs les plus récents de ce passage (J.-L. Steinmetz), pour souligner “l’importance pour Ducasse de la parole exacte de la science” que pour nous affronter brutalement, sans raison, au réel. Certes il y a un sens allégorique possible, préparé par la personnification, l’humanisation plutôt, de la grue la plus ancienne et qui décide pour tout le groupe de la direction à adopter, car à la fin de ce paragraphe-prologue l’auteur compare le changement de cap décidé par la grue qui conduit sa troupe à celui que devrait accomplir le lecteur timide ou susceptible d’être incommodé par l’orientation morale de l’œuvre.

Et le piège a fonctionné : le lecteur, intrigué et étonné, se demandant où on le mène, a lu jusqu’au bout du paragraphe et il s’est laissé prendre à l’angle étrange dessiné par les “grues frileuses”, se demandant désormais ce que signifie ce triangle dont le troisième côté reste absent (j’ai lu quelques beaux délires critiques sur cette inoubliable figure qui n’en est sans doute pas une mais la retranscription seule de la réalité)… Bref, celui qui voulait se prémunir de la rhétorique grâce à sa propre conscience rhétorique vient de chuter hors et il est perdu, commotionné, impressionné et compromis également, tout de suite invité, “ô monstre”, à se “renvers[er] de ventre, pareil à un requin” et à associer “les deux trous informes de [son] museau hideux” à un reniflement sanglant…

Toutefois, rassurons-nous, le narrateur semble bien venir au secours du lecteur : des indices textuels multiples comme ses interventions (ironiques et souvent démystificatrices), comme le choix de termes et de tournures légèrement discordants ou décalés (le “chemin philosophique” élu par la grue la plus sage ; “la paix des agréables cieux”, inversion équivoque…), rappellent qu’il s’agit bien de mots, de jeux de mots, que le lecteur joue avec le narrateur, l’auteur et le personnage des jeux de langage. Quand le lecteur croit être dans un régime de pure rhétorique, de jeu sans adhérence, des incongruités que rien ne prépare ni ne justifie le font tomber dans le réel. Quand il se démène quelques instants de trop en ce bourbier nouveau, imprévu, des perches rhétoriques et ironiques viennent comme l’arracher à son marécageux dilemme.

À notre sens, le Système-Maldoror (que parfait la vraie fausse palinodie des Poésies) fonctionne comme une farce ontologique. L’auteur, tout en prévenant benoîtement qu’il ne faudrait pas le prendre trop au sérieux, monte une horlogerie rhétorique, immorale-monstrueuse et sadienne ou hyper-morale genre prêchi-prêcha, selon le réglage privilégié à un moment ou à un autre. Mais des décrochages inattendus, des coups de gong ou de boutoir font sans cesse sombrer cette apparente machinerie (cette machination) dans ce qui indéniablement est, “ek-siste”, dans l’étant manifestant l’être, et ce monde réel apparaît en même temps comme une inconcevable farcissure d’étants (objets, êtres, dimensions, situations), déréglés ou soumis à des règles vouées à éternellement nous échapper (comme le triangle des grues, le tourbillon des étourneaux ou les fantaisies sinistres des maelströms, des ouragans, de tous les prédateurs et de toutes les vermines). De constants retours (recours) au texte, à la seule réalité comme à la seule vérité textuelles, tentent toutefois de corriger cette redoutable impression incessamment reprise, remise au jour. La farce, ici, est le fruit des jeux de langage dont la magnifique fécondité est déjà une farcissure hétéroclite et complexe. Mais ladite farce a aussi, faisant chuter dans l’étant, une visée ontologique et elle nous révèle “l’être” aussi farci et farcesque que la rhétorique et le langage en leurs jeux... Entre les deux faces de la farce, farcissure inquiétante et grotesque, dérision cruelle et destructrice, commotion sidérante et dénégation, il faudrait à chaque fois tenter de retenir la moindre et l’auteur-narrateur, en trop exact pervers textuel, ne cesse de nous ballotter, nous vouant à l’ivresse d’une oscillation sans but ni butée.

LES HOMMES DE BOUE



Vous vous levez des rizières prénatales
et vos peaux sombres
— blanchies du lait de la terre —
luisent aussi de vos sueurs —

vous ramez à grands coups de pelle
sur la flaque de limon liquide
où vous enfoncez à mi-cuisse —
habillés de boue
le soleil vous caparaçonne —
vous moulant un autre corps à même la peau —

noires et courbées
vos femmes repiquent de leurs mains nues
dans la fiente féconde
les pousses virides de votre vie future —

ne rions pas
de leur humble et long accroupissement
nous qui passons si vite
pour aller vainement loin —

balayés, noyés dans vos rizières
lents et rêveurs — blanchâtres fétus —
nous n'y flotterions même pas !

dimanche 11 novembre 2007

samedi 10 novembre 2007

UN CRI



Un cri. Montant de la rue jusqu’au quatrième. Montant, par deux fois, comme une flèche soudaine sans être ni perçant ni aigu. Une voix d’homme presque grave étirant de manière presque inarticulée une brève portée de syllabes, soulevée, enlevée par la seule intonation. L’étrange absolu que ce cri incompréhensible et nu, comme désincarné, sans expressivité autre que d’être un pur et simple signal, rimant brusquement avec l’austérité de la chambre où je m’éveillais (murs d’une teinte sale, lit de fer, meubles fonctionnels et usagés, d’un bois brunâtre). Ce cri, celui d’un marchand de charbon de bois (comme je l’apprendrais peu après), je le pris tout de suite pour ce qu’il était, nullement une manifestation de détresse, mais le signe patent d’un immense dénuement maîtrisé et accepté, l’indice d’une force calme affirmant une présence, une patience, un entêtement dans l’être. Ce fut, pour moi, en ce pays encore inconnu, la première sensation vraie. Je venais juste d’arriver la veille et je me réveillais au quatrième étage de la Maison de La Réunion, haute bâtisse sans style, remarquable par sa seule hauteur et parce qu’elle couronne la colline d’Isoraka, l’une des douze collines de Tananarive. Elle servait d’internat au lycée français de la ville et de lieu de transit pour les nouveaux coopérants. Je n’y restais que trois nuits en cette fin du mois de septembre 1980, bientôt chassé des lieux par la rentrée des lycéens.

Je dus prendre une chambre au Sélect Hôtel pour quelques nuits encore, le temps de trouver une location. L’hôtel était situé à Analakely, sur l’avenue de l’Indépendance, au cœur de la ville. Une haute bâtisse encore et sans plus de style que mon précédent refuge mais dressée entre deux des principales collines, au creux de la cité. L’inconfort m’étonna, sans doute à cause du nom même de l’hôtel et du prix de la chambre. Le matelas bourré de paille de riz était dur, inégalement bosselé et odorant. Les lieux, en raison des matériaux modernes et des aménagements mal finis et déjà détériorés, étaient laids et froids, ni propres ni sales, usés et comme étrangers à la vie. Ma première nuit y fut terrible et mémorable. Quelques heures après la tombée du jour (et le jour descend de bonne heure), la grande caverne mal éclairée de l’avenue sur laquelle donnait ma chambre fut envahie par une violente musique de danse, si forte et si impérieuse qu’elle ne laissa plus aucune place au repos. Je n’avais aucun moyen de me protéger. Le plus étrange était que, si l’on voyait bien clignoter sur l’immeuble en face de l’hôtel l’enseigne d’une boîte de nuit, il demeurait impossible d’en apercevoir l’entrée et la rue était vide, tout à fait vide. Le vacarme qui naît d’une fête animée, d’une foule qui s’éjouit peut être accepté et l’on peut, à la rigueur, s’identifier aux joyeux lurons. Mais un vacarme provoqué comme à plaisir et en pure perte, dans le désert et pour le désert ? Était-il question de nuire aux riverains ? Sans doute pas, ce n’était que le fruit d’une totale indifférence à la vie des autres quels qu’ils fussent. Je vécus ce vacarme qui dura presque jusqu’à l’aube comme une agression personnelle et je m’exaspérai longtemps de ne voir personne sortir pour protester, pour hurler son horreur. Je passai la nuit quasiment sans dormir. Je ne m’étais jamais senti à ce point exclu, étranger et exclu, et j’en étais glacé. Je demandai, dès le matin, à changer de chambre afin d’en prendre une qui donnât sur l’arrière de l’hôtel. Ma plainte ne fut pas comprise mais l’on accéda à ma demande.

dimanche 4 novembre 2007

AVECOUSANSCADRE?









GUÊPE MAÇONNE



Le fait de vivre fenêtre ouverte presque toute l’année (grâce en soit rendue au climat !) entraîne parfois de curieuses osmoses, d’étonnants croisements. L’air est le même dedans dehors : de vrai, aucune solution de continuité, et la nature glisse dans la culture. Ainsi d’une guêpe maçonne qui prit l’un des rayons de ma bibliothèque pour lieu propice à l’édification d’un nid, de son nid apparemment car je la vis toujours travailler solitaire. L’affaire dura bien une quinzaine et je m’efforçai de ne pas la troubler. Jour après jour elle façonna au bout d’un court pédoncule flexible une élégante cupule composée de minuscules alvéoles serrées les unes contre les autres. L’ensemble ressemblait à une petite tête de coquelicot ou de pavot dépourvue ou dépouillée de ses pétales. L’assiduité de l’insecte était remarquable et rien ne pouvait distraire son labeur, pas même une observation rapprochée de ses allées et venues comme de son activité. Le jeu devint routine jusqu’au moment où je ressentis une soudaine différence dans le comportement de l’animal qui eut l’air plus agité, presque anxieux et je remarquai alors très vite que la guêpe ne bâtissait plus mais défaisait au contraire ce qu’elle avait construit et cimenté elle-même. Le travail — de récupération des matériaux, sans doute —, plus fébrile, prit moins de temps que l’élaboration initiale et bientôt il ne resta plus sous mon étagère qu’un avorton de tige terminé d’un renflement noirâtre et mou, desséché, le simple déchet d’une structure vivante entièrement déconstruite. L’insecte architecte avait corrigé son erreur, inquiet dès qu’il eut compris sa méprise. Comment ? Cet acte de conscience reste un mystère et s’impose comme un fait. Il y a peut-être des coexistences impossibles, des distances nécessaires, des ordres à ne pas mêler. Il me reste un regret — de curiosité frustrée — devant cette promesse effacée, devant cette rencontre manquée.

20 septembre 2004

vendredi 2 novembre 2007

UNE NEUVAINE D'AMOUR (3)



7. Je danse ton absence —

houle qui lève
le poids de mon corps
le libère de ses liens

flux et reflux qui fait entrer
dans le grand branle

rythme qui me met
à ta place —

transformé en toi
je suis toi.


8. Je nourris ton silence —

j'écoute —
les mains muettes

je touche —
les yeux distraits
par des jeux d'ombre
sous les feuilles

je goûte, je respire —
tout le corps de l'air
à même les lèvres
les narines

je vois l'inaudible —
ton silence m'approfondit.


9. Il est un temps pour aller à deux —
se frayer une piste
une et double —

un temps pour se rappeler
aux veines secrètes des monts —

un temps pour le détour
— à tâtons —
vers ton visage d'amour
reconnu du bout des doigts.

lundi 29 octobre 2007

MES POISONS & DEUX ANTIDOTES (4)



Vanité

(collage)


on ne peut pas
mourir avec de pareils
yeux etc…

siècle pierre tombeau

— je n’ose
soutenir ce regard
plein de futur

__________________
tirer la ligne finale, et calme
du lourd tombeau

(Extraits du Tombeau d’Anatole de Mallarmé)

dimanche 28 octobre 2007

DÉDIKASS' À LA PLUIE ET AU VENT









TERRE NOIRE




Mon premier séjour à La Réunion fut presque impromptu. Notre première année universitaire à l’École Normale Niveau III de Tananarive, commencée fin septembre 1980, à notre arrivée, fut très brève et peu chargée : nous n’avions, pour l’heure, qu’une promotion, entrante… Et cours comme examens furent bouclés pour fin mars. La situation sociale sur place était agitée en raison d’émeutes sporadiques (bien sûr téléguidées, mais par qui ?), accompagnées du pillage (rituel) des magasins indo pakistanais et, dès février, nous vécûmes sous le régime d’un couvre feu qui se perpétua jusqu’en juin, avec des atténuations progressives. Les pénuries battaient leur plein : il n’y avait pratiquement rien sur les rayons de ce qui s’appelait encore supermarché et à peine plus sur le marché : il fallait aller faire ses courses d’épicerie …à La Réunion, par exemple. Une fois l’année académique terminée l’on s’empressa de nous envoyer en congé, l’année suivante devant commencer dès le mois de juillet ! C’est ainsi que je débarquai à Orly deux jours après l’élection de François Mitterrand à la Présidence et mon séjour en métropole coïncida avec le changement de régime et une belle poussée d’optimisme rose bonbon. Une fois de retour à Tana, la date de la nouvelle rentrée s’avéra plus problématique qu’on ne l’avait dit et, quand nous comprîmes que, de fait, elle n’aurait pas lieu avant septembre voire octobre, nous envisageâmes de nouveaux petits voyages afin d’échapper à l’entonnoir oppressant qu’était Tananarive en ces jours d’incertitude. C’est ainsi, que profitant de l’invitation d’un ancien condisciple de classe prépa, en poste à La Réunion, j’y vins pour une quinzaine en août 1981. Éblouissement et touffeur furent mes impressions initiales et très fortes. Pourtant l’on était en hiver mais je n’étais pas encore tropicalisé. Cette terre me saisit à la gorge avec sa luxuriance verdoyante jusque sur des monts qui m’inspirèrent tout de suite, et une sorte d’exubérance, vitale mais très calme en même temps, sensible un peu partout. Avec aussi son envers, son revers : lors de ce premier séjour, une après midi, alors que j’attendais l’ami qui m’hébergeait et dont le bureau jouxtait le Jardin de l’État, jardin d’agrément et jardin botanique au cœur de Saint-Denis, je fus pris soudain, assis dans ce jardin bras ballants, devant le spectacle uniforme, obsédant, écœurant de cette terre noire, lourde et indéfinissable d’une sorte de découragement universel qui me fit soudain me demander avec vertige pourquoi j’étais là plutôt qu’ailleurs, en ce bout du monde, en cette fin de tout où j’étais seul, sans perspective et où je n’avais rien à faire… Mais : “Ce n’est rien : j’y suis ! j’y suis toujours.”

18 décembre 2003

mercredi 24 octobre 2007

"JETS D'AILE VENT DES ORIGINES" DE BORIS GAMALEYA


Boris Gamaleya et Diotimos à Aiglun

Aile donne-nous…

Ainsi, puisque sont accumulés en cercle
Les sommets du temps, et que les bien-aimés
Demeurent proches, s’épuisant sur
Des monts très séparés,
Donne en toute candeur eau,
Aile donne-nous, au sens le plus propre
À passer et revenir.

Hölderlin, Patmos

L’entité à laquelle Hölderlin s’adresse en ce début de son grand poème Patmos n’est autre, on s’en rend compte un peu plus loin, que le génie pétré des monts de l’Asie mineure, l’Ange du Tmolus, du Taurus et du Messogis. Le poète de La Réunion invoquerait, lui, l’esprit des cirques, des remparts et des pitons de son île, dont le plus notoire est « fournaise », volcan en activité. Ce serait toutefois avec le même désir d’essor, de départ et d’expansion, avec le même appel à « passer l’eau », pour franchir les mers, à tire d’aile, à vol d’oiseau, vers les continents improbables du grand Sud, vers le Royaume des Eaux-Blanches. « À passer et revenir », ajoute le poète allemand qui sait qu’il n’est de départ sans idée de retour ni de retour sans esprit de départ…

Mais comment démarrer et où se tient l’origine, le vrai point de départ ? Car l’ouvert précède l’ouvert en un « toujours déjà » :

Avant que ne s’ouvrent les fenêtres de montagne — un coq de bariolage
— avant les dieux — avait déjà cueilli le mouvement dont s’est retiré
l’oiseau — sur un toit à l’envers ton long poids de distance.

Le chant du coq anticipe l’aurore, l’ouverture des monts en fenêtres sur l’orient, en s’incorporant l’envol, l’essor ou le « jet d’aile » de l’oiseau : il y a de la sorte dans et par la voix un geste déjà dessiné, incarné qui est « motion » intérieure ou intime, tracé et trajet incorporés. Et cet élan et ce départ qui déplacent et même inversent le poids de l’être en le transmuant en distance vont ainsi inventer leur course et il faudra lire d’un coup, en une inspiration neuve, en un souffle qui ouvre, — et non pas retrouver ou reconnaître — ce qui se conçoit alors à neuf dans l’essor ouvert par les mots et leur syntaxe :

Partout où — dans le sens du signal — une phrase commence — tu
sourirais à la mort comme aux anges gardiens — aux vigiles
embusqués derrière le dernier four solaire.

Dans le poème tout comme dans le jour qui commence, il n’y a guère de place pour le préconçu, le prémédité, le savoir préétabli mais il faut, avec la phrase naissante, avec la lueur et la voix, accompagner le signal de son propre « méditer », réinventer un rapport au monde et à autrui. Certes le sourire resterait poli — un peu condescendant — celui qu’on dédierait aux puissances : à la mort, à la bonne conscience, aux farouches gardiens du territoire, mais la liberté exacte du même sourire répond à l’arrachement, à l’écartèlement de l’aurore : « Il y a toujours dans l’art de l’aube — haute norme du coq — un concert écartelé ». Le geste mental et vocal de l’homme, geste premier mimé à même le monde, promeut une harmonie des contraires qui est un déchirement surmonté, emporté par l’élan et « les abrupts, hauts jeux d’aile, se mireront, aussi : qui les mène, perçoit une extraordinaire appropriation de la structure, limpide, aux primitives foudres de la logique » (Mallarmé : Le mystère dans les lettres). Car que dit la primitive logique, le « logos » premier ?

Je ne vois de Dieu que le Bras somnigène des Ombres.
Fleur sonne ! Cloche s’étage !
Une tête de lune saupoudrée d’étoiles ne cesse de pencher…

Celui que l’on appelle Dieu se creuse d’ombre dans l’ombre, creux au sein du creux et parlant par le sommeil et les songes : il n’apparaît que disparaissant dans les choses, évanescent. « Fleur » et « cloche » échangent ou plutôt recroisent leurs essences pour montrer et surmonter dans le même essor la faille du réel, l’impossibilité du voir et du dire immédiats, confrontés à ce qui est en tant qu’il est. Et il y aura donc « correspondance » agente entre le plus haut et le plus bas, l’ici et le loin, le même et l’autre… Le visage de la lune regarde la terre et les yeux des terrestres auscultent indéfiniment sa tête et sa couronne stellaire : la mimique et la mimétique de l’être sont d’emblée cosmiques, telle est la logique !

Qui se tient en l’île, vigile (ou Virgile ?) rampant, scrutant du haut des « ramparts que le brouillard déstabilise » ce qui va et vient, vient et va sur la terre, sur la mer et dans le ciel, — sur les ondes hertziennes également — ne cesse de sortir, de se projeter en rêve, en verbe et en images visuelles/sonores/tactiles, inventives et véridiques (c’est-à-dire disant le vrai), jusqu’aux confins de l’horizon. Car il lui convient d’expérimenter la multiple « mêmeté », l’unifiante altérité ou hétérogénéité de l’être qui exigent pour être senties, vécues et appropriées le conscient et constant déport vers l’autre, l’ailleurs, l’inconnu :

Sois autre encore et toujours ! Et dans l’ordre-là de cette nuit branches
qu’on déploie de l’onction extrême… hidalgo… dogon… bouddha en
dix terres dont le regard crève le crabe dans son bol… collyvades du
mont Athos… roi Domingue avec qui — chez Plutarque — j’ai rendez-vous…
Sois autre ! pays du Magoule… pays du monte-en-l’air et du languète-
les-autres-peuples… holà les demeurés ! engeance de nasiques !


Le poète de l’île-univers — de l’île-au-monde — s’en prend aux tenants de l’île-chez-soi et pas-chez-les-autres, de la langue murée en sa singularité, de la culture cultivée comme un pied de riz et refermée sur une identité arrêtée et classée, comme le crabe en son bol. Et la parole comme la pensée de poésie — car la poésie pense, ne vous déplaise ! — ont vocation à briser ce carcan identitaire ! « Un dictionnaire poétique décolle au quart de foudre parmi les magellanes. » Et, pour ce faire, elles prônent et réalisent « l’exil à fond de caisse », accompagnent la « …forêt de Dunsinane en vogue sur les houles… », exaltent les « …quarantièmes rugissants des shopping trolleys… » et les « …grandes surfaces de l’Est sauvage… », en maintenant et sauvant toutes les ambiguïtés référentielles bien sûr, qui permettent les jets et jeux d’ailes des signifiés accolés aux suggestives couleurs des signifiants. Mais il ne s’agit pas, on l’a compris ou du moins pressenti, d’encourager la dispersion et le relativisme, le cosmopolitisme ou le tourisme, de se chamarrer des différences comme d’autant de colifichets versicolores. Le départ et le détour — l’exil — s’entendent avec « esprit de retour », avec la volonté de contribuer à rapprocher encore « les bien-aimés » qui « Demeurent proches, s’épuisant sur/ Des monts très séparés ». Le paradoxe reste celui de la distance et de la proximité — ceux aussi de l’exil et du retour, du visible et de l’invisible — qui, incessamment, inversent leur signe.

L’apparemment proche, tout proche, on le sait, ne se connaît comme tel que dans la distance, fût elle minime, où l’on se place par rapport au trop connu, au familier ; le lointain s’appréhende comme voisin en l’essor qui tend vers lui et saute les abîmes. Ceux que nous aimons, ce que nous aimons et qui nous aiment, unissent en leur être la particulière qualité d’un « proche-lointain » qui n’est pas une contradiction pour l’esprit mais la concordance discordante du cœur. Notre royaume en ce monde est alliance et alliage, une forme du lien qui n’oublie ni l’écart ni le distinct maintenus dans l’union, une forme de tension qui n’abolit ni la ressemblance ni le désir incarné du retour au point d’origine. Alors celui qui fait le geste mental, vocal et même physique de partir vers l’inconnu, l’inouï, le tout autre, vers le Royaume des Eaux-Blanches ou le grand Sud, à tire d’aile dans le souffle de l’esprit, ne doit pas délaisser longtemps le proche et le minime, l’exquis où s’amasse l’or bleu de la présence :


Invisible à qui je parle tu as oublié de cueillir le feu jaune des alliages. Reviens retourner les menus miroirs des gouttes jusqu’à n’avoir plus
de patries à convoquer…


Le poète parle à une entité qui, pour nous apparaître « proche-lointaine », doit scruter avec nous jusque dans le détail la dentelle visible-invisible de ce qui fait notre véritable séjour et cet Ange singulier n’est pas seulement le génie pétré des monts qui gardent le « vent des origines », mais la fée qui tend des fils de « colombe » à « crépuscule » et de « neige » à « émoi », d’« artifices » à « festin » et d’« aragne » à « goyave » …et qui danse. C’est elle qui nous donne aile et eau, au sens le plus propre, « à passer et revenir » !

A propos de Jets d’aile Vent des origines, poèmes de Boris Gamaleya

(Paris, Jean-Michel Place, 2005)

15-19 septembre 2005

mardi 23 octobre 2007

COMMENTAIRE DU "BANQUET" DE PLATON (8)




Du désir comme manque ou comme intentionnalité (Agathon subit tout de même un élenkhos, 199c-201c)
Quelques compliments encore au jeune dramaturge, qui ne saurait plus y croire, et Socrate attaque le « bel exorde » d’Agathon, où ce dernier prétendait montrer d’abord « la nature d’Éros ». Pour ce faire, il pose une question d’allure faussement simple : « Est-il dans la nature d’amour d’être l’amour de quelqu’un ou de quelque chose, ou de personne ou de rien ? » Socrate disjoint d’emblée la personnification qui fait d’Éros un dieu anthropomorphe (que l’on peut orner et représenter de multiples manières, séduisantes) du principe actif qui le caractérise, l’attraction désirante, la polarisation orientée et susceptible d’orienter (principe sinon abstrait, du moins irreprésentable comme tel). Pour éclairer son interlocuteur, Socrate évoque la filiation : parle-t-on d’un père ou d’une mère, d’un frère ou d’une sœur si ce n’est de façon relationnelle et relative ? L’on est forcément dit « père » ou « mère » seulement si l’on a engendré ou adopté quelque enfant ! Donc amour est forcément amour de quelqu’un ou de quelque chose. Il est désir, mais : « Est-ce le fait de posséder ce qu’il désire et ce qu’il aime qui fait qu’il le désire et qu’il l’aime, ou le fait de ne pas le posséder ? » La réponse apparemment évidente qu’implique la tournure de cette question engage de fait une définition du désir comme manque (dont le succès plurimillénaire est avéré), ce qui est une interprétation réductrice de l’intentionnalité déjà admise : l’on peut admettre en effet que le désir soit toujours reconnu et défini comme désir de quelque chose sans que cela induise à chaque fois que ce quelque chose « manque ». Pour masquer cette réduction Socrate entraîne son adversaire dans un détour qui prépare à sa façon la thèse majeure de Diotime : peut-on dire que celui qui est déjà riche et en bonne santé « désire » richesse et santé ? Non, si l’on s’en tient à la définition stricte. Oui, si l’on projette son aspiration vers l’avenir : il souhaite continuer à jouir de la santé et de la richesse le plus longtemps possible, toujours si possible (se profile discrètement le désir d’immortalité que Diotime découvrira au cœur même du désir érotique). De la sorte, « aimer ce dont on n’est pas encore pourvu et qu’on ne possède pas, n’est-ce pas souhaiter que, dans l’avenir, ces choses-là nous soient conservées et nous restent présentes ? » La distinction disjonctive, un peu fallacieuse, faite ainsi entre « avenir » et « présent » permet de définir l’objet du désir comme « ce dont on ne dispose pas et ce qui n’est pas présent ». Dans ces conditions, « puisque Éros [principe désirant plus que dieu, ici] porte sur quelque chose et qu’il porte sur quelque chose dont on est dépourvu dans le moment présent », comment interpréter « l’amour du beau » qui serait la nouvelle loi dynamique et créatrice introduite dans l’univers par Éros ? Car celui-ci, en personne comme en principe, ne saurait bien sûr être qu’amour de la beauté, non de la laideur, c’est prouvé ! mais s’« il aime ce dont il manque et ce qu’il n’a pas », peut-il encore être dit de lui qu’il est déjà « beau » c’est-à-dire maître et possesseur de la beauté ? En proclamant, dès le début de son discours, qu’Éros est « le plus heureux, car il est le plus beau et le meilleur », Agathon « risque fort d’avoir parlé sans savoir ce qu’[il] disait », comme il l’exprime lui-même. De plus, comme le beau et le bien se rejoignent, son erreur s’avère même double. À ce point, le jeune auteur tragique renonce à raisonner et à débattre : il accorde à Socrate, à contrecœur, tout ce que ce dernier veut lui faire reconnaître.

lundi 22 octobre 2007

MES POISONS & DEUX ANTIDOTES (3)




Danse macabre

Propos d’esthète


L’on déposa les os
à l’entrée des latrines —

de forts tibias de bœufs
avec d’énormes rotules
le cartilage — sanglant —
en était inégalement raboté

haltères — en esprit —
pour un athlète nu
se soumettant le sordide.

dimanche 21 octobre 2007

UNE NEUVAINE D'AMOUR (2)



4. Traverser ton visage
jusqu'à son épure
— hors chair
et pourtant chair encore —

éclaircie épanouie pacifiée
cueillie comme l'anémone coulée
de nos nuits d'amour

et cette aube lavée
passée au bleu d'une seconde innocence.


5. Les lèvres de ton baiser
ne se joignent jamais —
entrouvertes sur l'intime
la chaude caverne de la bouche —

les lèvres de ton chant
exaltent leur ferveur
la vigueur et la joie du gosier —

les lèvres de ta prière
laissent juste passer un souffle —
murmure de demande et d'offrande
unique flux de l'âme en attente —

je ne t'imagine pas
les lèvres closes.


6. J'habite ton absence —

verrière de poussière ailée
tente de lumière
— un rayon fait saillir
les nervures de l'air —

sans corps — sans corps
corps de gloire —
jusqu'au point de nuit
qui te rend une chair
dans la mémoire de mes mains.

vendredi 19 octobre 2007

UN PUITS DE HAUT SILENCE



Jeter la pierre qui dit
dans le gouffre de la parole
l’écho
le silence

* * *

Tu jettes tes pierres
dans un puits de silence —

dans un puits de lumière
qui monte au ciel.

Avant-dire

Poésie est silence. Elle fait silence dans les mots. Ses vocables, proférés en esprit et en gorge, creusent des trous, des blancs béants, dans le brouillard adipeux du bavardage ordinaire. Cailloux lisses ou anguleux qui se cognent aux parois en ricochant, qui glissent, coulent et roulent et ne trouvent pas de fond. Rendre à la parole sa rondeur massive, son poids rugueux et imprescriptible, sa densité charnelle, charnue, c’est remettre les mots à égalité avec les choses, avec le monde.

Chaque fois que prend le chant, ça s’origine dans le présent du chant : commencement où il y a naissance. En vérité, nous ne cessons de naître, le seul instant qui nous soit disponible et mesuré étant l’actuel, unique. Tel est le mystère de notre incarnation, cette naissance continuée dont l’éclosion est, à chaque jaculation, proprement incalculable. Point, germe, élément, arc sifflant la mort, lyre vibrant la vie, boue, fer et ciment, étoile, source :
« Naissance reste cela même qui ne cesse de venir ».

Un panneau de Jérôme Bosch, que je découvris au Palais des Doges, à Venise, présente par un jeu de cercles clairs et concentriques, nettement décentrés pourtant, l’ascension, comme en un puits de lumière, des élus vers l’Empyrée. Le plus saisissant toutefois est qu’ils paraissent tout aussi bien tomber que monter ! Et il faudrait forger une notion de portée métaphysique qui serait un « tomber-monter » où le sens de l’espace-temps se reverse en une unique leçon de lumière.

15-19 octobre 2007

Un puits de haut silence
Recueil à paraître prochainement
aux éditions Le Chasseur abstrait

jeudi 18 octobre 2007

"LEÇONS DE TÉNÈBRES" DE JEAN-PIERRE COLOMBI



Cette voix poétique semble d'emblée nous parler à travers la vitre grise et terne du deuil :

Voici un soir amer comme parfois des fruits
Les fleurs semblent couchées sur des panneaux de nacre
dans le jardin et mes regards perdent appui

Une balance amère une étreinte affaiblie
je ne sais quel état indifférent de l'ombre
peut-être un mouvement de la mort qui m'attend (poème 3)

Nous sommes mis en présence d'un monde pluvieux, borné par les averses et comme légèrement déphasé par rapport à ce que pourrait être un monde ouvert, vécu dans la pleine lumière d'un jour évident :

La pluie marchait comme les chats
sur la pointe des feuilles sombres
Elle mouchetait chaque mur
de petites bannières d'eau (24)

Écart avec l'être au sein de l'être-même :

Je m'arrête à cette douceur trop éloignée
sur le seuil de cette douceur qui me délaisse
plus vite que la nuit ne vient (1)

Toutefois le travail du deuil fait évoluer sans cesse cette impression, presque négative d'abord, vers une sensation plus douce, apaisée : on est apprivoisé à la mort, à la douleur et l'on dérive vers une douce présence au monde, un peu sourde, éteinte, terne, faite d'angoisse et de peur maîtrisées, de menace suspendue. Ce qui permet une cohabitation avec le monde relativement heureuse, tissée de patience, d'attente, de recueillement passif :

Les fleurs les animaux les pierres et les vagues
se reflètent dans ma conscience avec bonheur
Je n'ai guère attendu autre chose des êtres
Ne rien faire est parfait (102)

Se déploie un monde en demi-teinte, légèrement passé (comme on le dit d'une couleur), détrempé. Beauté informelle et presque abstraite, ne se référant pas à la totalité pour prendre sens : éloge du détail et du minine, dans le réel comme dans la sensation physique, mentale ou rétinienne :

Une chauve-souris
qui vole gentiment
traverse l'air obscur
l'air bleu sombre

Je ne l'ai même pas
vue s'effacer dans l'air
sombre de cette nuit
sur ma gauche

mais son empreinte dans
ma conscience du soir
s'est emplie de bonheur
comme d'eau (76)

Ceci conduit à la revendication d'une certaine neutralité métaphysique, proche de ce que Maurice Blanchot appelle un "rapport du troisième genre" :

C'est la saison du monde où la mort est montée
très haut dans le lit de nos jours
et les hommes vivent de mort
comme d'une eau indifférente

Mais pour moi je ne voudrais vivre ni de vie
ni de mort mais dans un oubli
pareil à celui de la mer
car mes désirs sont attisés

La peine que je prends ne me délivre pas
l'image que je tends s'éteint
sur l'océan de mort où l'ombre
de la vie aussitôt se referme (107)

Mais ce n'exclut pas une sorte d'espoir final qui semble délaisser (temporairement) la nuit pour privilégier une reprise, celle de l'aube :

La vie se lève sur de neuves déchirures
et délaisse ma nuit

Le silence est refermé comme une corolle (190)

Un livre de poèmes important pour son bruissement en mineur. Il faut lire et relire, se laisser porter par cette musique, un peu sourde et monotone, mais lancinante et taraudante comme une légère douleur, interne au corps et que la sensation épurée du dehors calmerait, renverserait presque en douceur.

(11 décembre 1980)

Éditions Gallimard, 1980.